Retour en Bretagne

 

Après les événements de 1968, Paris n’était pas très gai. Une petite chanson de l’époque le dit : « Nous en avons marre de voir vos flicards quadriller nos boulevards ». J’ai imité les jeunes qui partaient en province élever des chèvres. Étant titularisé, j’ai demandé un poste dans un collège technique du Finistère et atterri au Pont de Buis, près de Châteaulin (Finistère.)

 

Ayant perdu les petits Algériens, Portugais et Français entraînés par leurs parents ouvriers à distinguer une fraiseuse d’une machine à laver, je me suis habitué aux petits Bretons qui distinguaient bien une pie d’un geai, mais avaient parfois des difficultés en mécanique.

 

Il me revient une histoire. A Choisy-le-Roi, au cours d’un conseil de classe, deux élèves délégués dirent : « M. Calvès gueule trop ! » Le Directeur les interrompit : « M. Calvès, bon prof, et patati… » Je dus intervenir : « M. le directeur a tort de contre-attaquer; les élèves ne diront plus rien. Or, ils ont sûrement raison. Je gueule de trop. » Plus tard, dans l’atelier, deux profs me plaignirent : « Tes élèves sont des salauds ! »

Ils s’étonnèrent de me voir tout heureux : « Beaucoup d’élèves auraient des choses à dire. Les miens savent que je ne suis pas minable au point de vouloir me venger. C’est très sympa. »

Au Pont de Buis ; peut-être parce que les élèves avaient moins de culture générale, ils se taisaient et accumulaient lentement les rancœurs. Puis un jour, ils dansaient sur l’auto d’un prof, ou crevaient les pneus, ou faisaient bien pis encore. Je précise que rien de tout cela ne m’est arrivé. Je veux simplement souligner que même les muets ont de la mémoire et doivent être respectés.

 

Au fil des années, j’ai formé des tourneurs, qui ne trouvent pas de travail. J’en retrouve conducteurs d’engins ou garçons de bistrot. Jeannette a fait des remplacements d’infirmière pendant toute la période où elle fut en bonne santé.

Nous avons conclu en emprunt au Crédit Agricole et acheté une vieille « ferme dans la brousse. »

Pendant les heures de loisirs, Jeannette aimait faire des chemises, ou des robes, tandis que je fabriquais des rouets ou des jeux d’échec dans un petit atelier. Nous nous rendions visite puis allions faire une ballade en forêt. Nous étions heureux.

Nous sommes allés ensemble en Irlande, avons pêché la crevette et connu un peuple sympathique. Jeannette est morte en novembre 1987. Je ne trouve pas de mots pour décrire son charme, son intelligence et son courage.

 

De temps en temps, j’ai un peu aidé la Ligue.

Revenus de Pologne, nous avions fait une réunion à Brest et entendu les critiques d’ouvriers qui n’étaient pas staliniens mais comprenaient mal qu’on aille aider les « calotins » de Solidarnosc. C’était triste de devoir s’expliquer sur ce point. Les ouvriers polonais auraient accueilli avec joie la solidarité internationale ouvrière. Mais où était-elle ? Pour deux camions conduits par des copains, il y en avait deux cent menés par des organisations catholiques et répartis par l’église de Pologne.

 

Pas de doute que pour le moment, il y a un recul de la conscience ouvrière internationale.

Songeons simplement que lors du vote sur Maastricht, il y a eu dans chaque pays, une hostilité légitime de milieux ouvriers, mais aussi le l’extrême droite. Ce qui pouvait le mieux nous différencier, c’était un appel signé par des camarades français, allemands, italiens etc. Qui a vu un tel appel ?

Chaque organisation lutte comme si elle était seule sur la terre, tandis que la bourgeoisie internationale tient un meeting permanent à Bruxelles.

 

Lors des événements d’URSS, un grand groupe d’intellectuels disparut de la surface du globe; le groupe qui prétendait qu’il existait en URSS une nouvelle classe sociale durablement installée. Ce groupe combattit Trotsky qui affirmait que la bureaucratie était une couche parasitaire grandie grâce à l’isolement de la révolution d’octobre. Trotsky disait que cette couche éclaterait et qu’une partie importante voudrait s’assurer par droit d’héritage l’industrie soviétique ; en somme le système capitaliste... que la presse occidentale nomme pudiquement la loi du Marché.

Les jeux sont loin d’être faits. Trotsky avait raison et ne pêchait que par optimisme en spéculant sur une rapide réaction du prolétariat russe. Pour le moment ce prolétariat n’a pas de parti révolutionnaire. Il a été écrasé et rendu muet sous le stalinisme, tout comme le prolétariat allemand avait été atomisé sous Hitler. Mais l’histoire ne s’arrête pas en 1993.

 

Est-ce parce qu’on a des déceptions ou simplement parce qu’on vieillit, souvent on se replonge dans l’histoire ancienne.

J’aime ce qui se rapporte à l’histoire de Rome. Que devinrent les fiers plébéiens qui s’étaient souvent opposés à l’aristocratie ? Ils conquirent le monde et leurs victoires entraînèrent leur ruine. Les esclaves égyptiens produisaient le blé qui arrivait, à bas prix à Rome.

Ruiné, le petit paysan, ancien légionnaire arrivait dans la grande ville et ne trouvait aucun travail. Bien des leaders plébéiens avaient compris que la lutte des pauvres Romains contre l’aristocratie ne pouvait être victorieuse que si elle associait les esclaves, ou du moins l’ensemble des Italiens. Ces leaders échouèrent et furent abandonnés par leurs troupes qui, si pauvres qu’elles fussent, ne pouvaient admettre que les « bougnoules » soient leurs égaux. Ces « bougnoules » étaient nos ancêtres, de Gaulle, de Germanie, etc.

 

Dans Rome, quelques catégories ouvrières continuèrent leur activité. Celles qui fabriquaient l’armement. L’énorme masse de chômeurs subsista grâce à des distributions de nourriture. Elle pouvait parfois se révolter si les bateaux de blé arrivaient en retard, mais elle n’avait plus conscience de former une classe décisive dans l’histoire du monde. De génération en génération, l’idée de trouver un travail disparaissait des têtes. Ces hommes se considéraient pourtant comme une race de seigneurs puisque des esclaves lointains travaillaient pour eux.

La conscience collective fut remplacée par le débrouillage individuel, l’espoir de la fortune par les jeux ou les courses de chevaux

L’Empire agonisa. Et il était moribond, quand la nature, qui a horreur du vide, appela les peuples de la périphérie. L’humanité dut emprunter un autre chemin.

 

Aujourd’hui, je ne suis plus certain que de trois choses :

1.       Les exploiteurs du travail humain ne cèdent pas devant des bulletins de vote, et les « socialistes réformistes » sont des menteurs.

2.       L’être humain peut être formidable ou pire qu’un animal. Les rouges ont toujours lutté pour qu’il devienne formidable. Les blancs, de Hitler à Le Pen ont voulu en faire pire qu’un animal.

3.       Si l’humanité se libère, ce sera au chant de « l’Internationale »

 

André Calvès -mars 1993