Ferdinand LASSALLE

 

Qu’est-ce qu’une Constitution ?

 

A l’occasion du référendum sur la Constitution de la Vème République en France, nous avons pensé utile de faire connaître à nos lecteurs un texte de Ferdinand Lasalle. «Qu’est-ce qu’une Constitution ? » vieux de bientôt cent ans[1], pratiquement inconnu en France où il fut publié en 1900 dans une brochure peu diffusée.

 

Situons ce texte : En Prusse, Guillaume 1er accéda au pouvoir en 1861 et, très rapidement, un conflit se produisit entre la monarchie et le Parlement au sujet de la durée du service militaire (2 ou 3 ans). Il prit aussitôt le caractère d’un conflit constitutionnel. Une première assemblée fut élue le 6 mars 1862 hostile au projet monarchique. Cette assemblée fut dissoute et de nouvelles élections eurent lieu le 6 mai 1862. C’est dans l’intervalle entre ces deux élections que F.Lassalle, le 16 avril, prononça la conférence dont nous publions le texte devant une société de démocrates petits bourgeois à Berlin.. Cette conférence eut un grand retentissement. La crise se termina par la capitulation des démocrates. Bismarck devint chancelier de Prusse en septembre 1862 et s’orienta vers l’unification de l’Allemagne autour de la Prusse « durch Blut und Eisen ».Cette intervention de Lassalle fut aussi le prélude direct à sa campagne d’organisation du mouvement ouvrier allemand, avec la création de l’Association générale des ouvriers allemands.

 

La conférence de Lassalle que nous publions ci-dessous est avant tout un document agitatif; d’autre part on ne peut pas considérer Lassalle exactement comme un adepte du matérialisme historique. Mais cela n’empêche nullement ce texte d’expliquer avec une clarté et une force remarquables ce que cachent les dispositions juridiques d’une constitution, leurs liens avec les rapports sociaux ; de ce point de vue, ce texte est un modèle de démonstration sociologique, sous une forme agitative rarement égalée dans l’histoire du mouvement ouvrier.

 

A la lecture de cette conférence s’éclairent de nombreuses discussions récentes sur les dispositions de la nouvelle constitution française. Lassalle insistait sur l’armée, les canons comme un morceau de constitution; en 1958 ce sont les parachutistes - la menace de ceux-ci - qui se sont montrés un morceau de constitution.

 

La démonstration de Lassalle sur les rapports du roi, des nobles, des capitalistes et des autres citoyens trouve une application évidente sur ce qui marque la constitution gaulliste : les rapports entre l’exécutif et le législatif, et, au sein de ce dernier, les rapports entre l’Assemblée nationale et le Sénat. Au cours des discussions soulevées par le texte qui fut en réalité octroyé par de Gaulle et non préparé par une Assemblée constituante, on a pu dire, à juste titre, que ces dispositions ramenaient la France à un système constitutionnel voisin, sur bien des points, à la monarchie de juillet de Louis Philippe et même à Charles X, plus particulièrement en ce qui concerne les prérogatives du Président de la République qui dépassent celles des rois constitutionnels.

 

La plus importante nouveauté, par rapport au temps où Lassalle faisait sa conférence, se trouve dans l’art d’utiliser le suffrage universel qui n’existait pas encore, à l’époque où sévissait le suffrage censitaire. Mais une savante loi électorale, un habile découpage des circonscriptions, une prépondérance donnée aux campagnes par rapport aux villes, avec cela on peut affronter sans crainte le suffrage universel.

De la conférence de Lassalle, nos lecteurs retiendront aussi l’absence de tout crétinisme parlementaire et juridique : la constitution, c’est avant tout la question des rapports de force dans le pays entre la force organisée - l’armée - au service des classes dirigeantes, et la force du peuple, trop souvent inorganisée parce que ses dirigeants sont trop souvent de beaux parleurs.

 


 

Messieurs,

 

On m’a invité à faire devant cette honorable assemblée une conférence et j’ai choisi pour celle-ci un thème qui sans doute s’impose de lui-même parce qu’entre tous, il est d’actualité. Je parlerai en effet des Constitutions.

 

J’observerai d’avance, Messieurs, que ma conférence sera strictement scientifique. Néanmoins, ou plus exactement grâce à cela, il n’y aura parmi vous personne qui ne puisse suivre cette conférence du début à la fin et la saisir entièrement.

 

Car le véritable esprit scientifique - il est bon de le rappeler souvent- ne consiste justement en rien d’autre qu’en cette clarté de la pensée qui, sans poser un postulat quelconque, déduit pas à pas tout d’elle-même, et précisément pour cela s’impose avec une autorité irrécusable à la raison de tout auditeur simplement attentif.

 

C’est pourquoi cette clarté de l’esprit ne nécessite aucun postulat particulier chez ses auditeurs. Au contraire, comme elle ne consiste en rien d’autre, ainsi que l’observation a déjà été faite, qu’en cette absence de postulat qui déduit tout de lui-même, elle ne tolère même pas d’hypothèse. Elle tolère et exige exclusivement que les auditeurs n’apportent avec eux de postulat d’aucune sorte, aucun préjugé tenace, mais examinent le sujet à nouveau - l’eussent-ils déjà pensé on discuté souvent - comme s’ils n’en savaient encore rien de bien établi, et se débarrassent par conséquent, au moins pour la durée de l’examen, de tout ce qu’ils étaient habitués jusqu’ici à admettre sur le dit sujet.

 

Je commence donc mon exposé par la question : qu’est-ce qu’une Constitution. En quoi réside l’essence d’une Constitution ?

 

Chacun, Messieurs, parle actuellement de constitution du matin au soir. Dans tous les journaux, dans toutes les réunions, dans tous les débits, il est sans arrêt question de Constitution. Et cependant si je pose sérieusement cette question : qu’est-ce que l’essence, la notion d’une Constitution, je crains que parmi tous ceux qui discutent ainsi, bien peu seraient susceptibles de fournir une réponse satisfaisante.

 

A cette question, beaucoup se sentiraient manifestement tentés de saisir le volume du Bulletin des lois prussiennes pour 1850 et d’y chercher la Constitution prussienne. Mais vous le voyez immédiatement, ce n’est pas une réponse à ma question. Car ce qui s’y trouve n’est que le contenu particulier d’une Constitution déterminée, la Constitution prussienne, et ne peut aucunement répondre à la question : qu’est-ce que l’essence, la notion d’une Constitution en général.

 

Si je pose cette question à un juriste, il me répondra à peu près ainsi :

« Une Constitution est un pacte juré entre le roi et le peuple fixant les principes fondamentaux de la législation et du gouvernement d’un pays ».

Ou il dira peut-être d’une façon plus générale, puisqu’il y a eu aussi des Constitutions républicaines :

« Une Constitution est la loi fondamentale proclamée dans un pays, qui fixe l’organisation du droit public dans cette nation ».

 

Mais toutes ces définitions juridiques formelles et d'autres semblables sont tout aussi éloignées que la réponse précédente d’une véritable réponse à ma question. Car toutes ces réponses ne contiennent qu’une description extérieure de la façon dont une Constitution est créée, de ce qu’est le « rôle » de la Constitution, mais non l’indication de ce qu’est une constitution. Elles donnent des critères, des signes auxquels on « reconnaît » extérieurement et juridiquement une Constitution., mais elles ne nous disent nullement quelle est « l’essence », quelle est la « notion » d’une Constitution. C’est pourquoi elles ne nous éclairent pas non plus pour savoir où, et quand, une Constitution donnée sera bonne ou mauvaise, possible ou impossible, durable ou non durable. Car tout cela ne pourrait découler que de la « notion » de Constitution. On doit préalablement connaître « l’essence » d’une Constitution en général pour savoir si une Constitution déterminée y « correspond » et ce qu’il en est. Mais à cet égard, cette matière juridique, extérieure de définir, qui s’applique aussi bien à n’importe quelle feuille de papier qu’une nation, ou une nation et son roi, signent et proclament comme Constitution, indépendamment de la nature du contenu de cette feuille de papier, nous laisse précisément dans la plus complète obscurité. Seule la « notion » de Constitution - vous en conviendrez de vous mêmes une fois que nous aurons abordé cette notion - est la source de tout l’art et de toute la science dans la rédaction d’une Constitution, qui à leur tour se développent à partir de ladite notion avec facilité.

 

Je répète donc ma question : qu’est-ce qu’une Constitution, quelle est la notion, l’essence d’une Constitution ?

 

Comme nous ne le savons pas encore - nous n’allons le trouver, Messieurs, qu’en le cherchant tous ensemble - nous userons d’une méthode dont on fait d’ailleurs toujours bien de se servir lorsqu’il s’agit d’atteindre à la claire conception d’une chose. Cette méthode est simple, Messieurs. Elle consiste à comparer la chose dont on cherche la notion avec une autre qui lui est semblable, et à déterminer clairement et rigoureusement la différence qui les sépare l’une de l’autre.

 

En utilisant donc maintenant cette méthode, je pose la question : par quoi se distinguent l’une de l’autre Constitution et loi ?

 

Toutes deux, Constitution et loi ont manifestement une nature commune. Une Constitution doit avoir force de loi ; elle doit donc être aussi une loi. Mais pas seulement une loi, elle doit être plus qu’une loi. Il y a donc bien une différence. Qu’une telle différence existe, qu’une Constitution ne doive pas être une simple loi mais plus que cela, des centaines de faits peuvent le démontrer.

 

Ainsi, Messieurs, vous ne vous fâchez pas quand paraissent de nouvelles lois. Au contraire, vous savez bien qu’il est nécessaire que, presque chaque année, soient publiées des lois plus ou moins nouvelles. On ne peut publier la moindre loi nouvelle sans modifier l’état juridique existant antérieurement. En effet, si la nouvelle loi n’apportait aucune modification à la situation juridique antérieure, elle serait purement superflue et ne serait même pas promulguée. Vous ne voyez pas d’inconvénient à la modification des lois, en général vous considérez bien plutôt cela comme la tâche normale des organes de gouvernement. Mais dès qu’on touche à la Constitution, vous y voyez un inconvénient et criez : « On touche à notre Constitution ! »

 

D’où vient cette différence ? Elle existe de façon tellement indéniable que l’on a même disposé dans certaines Constitutions qu’on « ne peut pas » modifier la Constitution ; dans d’autres qu’elle ne peut être modifiée qu’avec les deux tiers des voix des organes législatifs au lieu de la majorité simple ; dans d’autres encore, que le corps législatif ne peut en aucun cas, pas même en accord avec les autres autorités gouvernementales, procéder à une modification de la Constitution, et que, s’il décide une telle modification, une nouvelle Assemblée doit être élue par le pays, spécialement « ad hoc », pour statuer sur cette modification.

 

Dans tout ceci s’exprime le fait que, d’après !e sentiment général des peuples, une Constitution doit être quelque chose de bien plus sacré, plus stable, plus immuable, qu'une loi ordinaire.

 

Je reprends donc ma question : en quoi une Constitution se distingue-t-elle d’une loi ordinaire ?

 

A cette question on obtiendra en règle générale cette réponse : une Constitution n’est pas simplement une loi parmi d'autres ; elle est la loi fondamentale du pays.

Il est bien possible, Messieurs, que dans cette réponse, la vérité se trouve peut-être dissimulée sous une forme peu claire. Mais sous la forme obscure que prend encore cette réponse, nous ne sommes guère avancés. Car se pose à son tour la question :

«  Qu’est-ce qui distingue une loi d'une loi fondamentale ? » Nous eu sommes donc au même point que tout à l'heure Nous avons seulement gagné un nouveau nom, loi fondamentale, qui ne nous est pas du moindre secours aussi longtemps que nous ne pourrons dire quelle est la différence entre une loi fondamentale et une autre loi.

 

Tâchons de serrer la question de plus, près en examinant quelles considérations le nom de « loi fondamentale » peut renfermer ; en d’autres termes par quoi une loi fondamentale doit se distinguer d'une loi ordinaire si la première doit réellement justifier son nom de loi fondamentale

 

Une loi fondamentale devrait :

 

            1) Etre une loi qui se situe à un niveau plus profond qu'une autre loi ordinaire : c'est ce qu'indique le mot fondamental ; mais elle devrait aussi pour être une loi fondamentale, constituer le fondement des autres lois, c'est-à-dire devrait agir par fécondation à travers les autres lois ordinaires, dans la mesure où elle doit en constituer les fondements. L'effet de la loi fondamentale doit donc se prolonger dans les autres lois ordinaires.

 

            2) Mais une chose fondée ne peut, dès lors, plus être indifféremment ainsi ou autrement. Au contraire, elle doit être telle qu’elle est. Son fondement ne tolère pas qu’elle soit autre. Seules les choses non fondées, et par là accidentelles, peuvent être telles qu’elles sont, ou autres. Mais ce qui est fondé est nécessairement tel qu’il est. Par exemple, les planètes ont un certain mouvement. Ce mouvement, soit possède un fondement qui le détermine, soit n’en possède pas. S’il n’en possède pas, ce mouvement est accidentel, et pourrait à tout moment être différent. Mais s’il a un fondement, en l’occurrence, comme disent les physiciens, la force d’attraction du soleil, cela implique déjà que ce mouvement des planètes est déterminé et réglé par le fondement, la force d’attraction du soleil, de telle manière qu’il ne peut être différent de ce qu’il est. La notion de fondement comporte donc l’idée d’une nécessité active, d’une force agissante qui fait l’objet par elle fondé, nécessairement tel qu’il est.

 

Si, par conséquent, la Constitution représente la loi fondamentale d'un pays, elle serait donc - et c’est ici, Messieurs, que nous voyons poindre une première lueur - quelque chose qu’il faudra bientôt déterminer au plus près ou, d’après ce que nous avons trouvé provisoirement, une force agissante qui fait de toutes les autres lois et dispositions juridiques, édictées dans ce pays nécessairement ce qu’elles sont., en sorte que, dorénavant, des lois différentes des premières ne peuvent même pas être promulguées dans le dit pays.

 

Mais existe-t-il donc quelque chose dans un pays - et avec cette question, c’est la pleine lumière qui commence à pénétrer progressivement - existe-t-il dans un pays quelque chose, une force agissante déterminante qui influe sur toutes les lois édictées dans ce pays, de telle sorte que, dans des limites données, elles soient nécessairement telles qu’elles sont et non différentes ?

Mais évidemment, Messieurs, cela existe, et ce quelque chose n’est rien d’autre que les rapports de forces réels existant dans une société donnée.

 

Les rapports de forces réels qui existent dans chaque société sont cette force effective, agissante, qui conditionne toutes les lois et les dispositions juridiques de cette société, de telle sorte que pour l’essentiel, elles ne peuvent guère être différentes de ce qu’elles sont.

 

Je m’empresse de me rendre tout à fait intelligible à l’aide d’un exemple sensible. Dans la forme que je lui prête, cet exemple est absolument impossible. Mais, outre qu’il s’avèrera peut-être par la suite que le même exemple est tout à fait possible sous une autre forme, ce n’est pas la possibilité de se réaliser qui importe, mais l’enseignement que nous voulons en tirer, la nature de ce qui se manifesterait s’il se réalisait.

 

Vous savez, Messieurs, qu’en Prusse n’a force de loi que ce qui est publié par le Bulletin des lois. Le Bulletin des lois est imprimé chez Becker, l’imprimerie de la Cour. Les originaux des lois eux-mêmes sont conservés dans certaines archives d'Etat, les Bulletins des lois imprimés dans d'autres archives, bibliothèques et magasins.

 

Supposons maintenant qu’il se déclare un vaste incendie, un peu comme l’incendie de Hambourg, et que toutes ces archives d’Etat, bibliothèques, magasins et l’imprimerie Decker brûlent, et que, par une coïncidence remarquable, il en soit de même dans les autres villes du Royaume, ainsi que pour les bibliothèques privées où se trouvent des Bulletins des lois, en sorte que dans toute la Prusse, il n’existerait plus une seule loi en bonne et due forme. Par cette calamité le pays aurait perdu toutes ses lois, et il ne lui resterait plus qu’à se donner de nouvelles lois.

 

Croyez-vous donc que l’on pourrait, dans ce cas, se mettre à l’œuvre comme il plairait, rédiger de nouvelles lois comme on le voudrait, à discrétion ? Voyons un peu.

 

Je suppose donc que vous disiez : les lois ont été détruites, nous faisons maintenant de nouvelles lois, et ce faisant nous ne voulons plus accorder à la monarchie la position qu’elle occupait auparavant; ou même nous ne voulons plus lui accorder de position du tout.

 

Là-dessus le roi dirait simplement : les lois peuvent bien avoir été détruites, mais en fait l’armée m’obéit, marche à mon commandement ; en fait les commandants des arsenaux et des casernes délivrent sur mes ordres des canons, avec lesquels l’artillerie se porte dans la rue. Appuyé sur cette force effective, je ne tolère pas que vous me réserviez une position différente de ce que je veux.

 

Vous voyez, Messieurs, un roi à qui l’armée obéit, ainsi que les canons, c’est un morceau de Constitution !

 

Ou bien je suppose que vous disiez : nous sommes 18 millions de Prussiens. Parmi ces 18 millions il n’y a qu’un petit nombre de grands propriétaires fonciers nobles en voie de disparition. Nous ne comprenons pas pourquoi ce petit nombre en voie de disparition de grands propriétaires fonciers exercerait une influence égale à celle des 18 millions ensemble, en formant une Chambre haute qui suspend et rejette les résolutions de la Chambre des députés élue par l’ensemble de la nation, quand ces résolutions valent quelque chose. Je suppose que vous teniez ce langage et disiez nous sommes tous des « Pairs » et ne voulons plus de Chambre haute particulière.

 

Assurément, Messieurs, les grands propriétaires fonciers nobles ne pourraient pas alors faire marcher leurs paysans contre vous. Bien au contraire, ils auraient probablement assez à faire de leurs mains pour se sauver de leurs paysans d’abord !

 

Mais les grands propriétaires fonciers nobles ont, de tout temps, eu une grande influence auprès de la Cour et du roi, et grâce à cette influence ils peuvent mettre en mouvement l’armée et les canons pour leur compte aussi bien que si ces instruments de puissance étaient à leur disposition directe.

 

Vous le voyez donc, Messieurs, une noblesse qui a de l’influence à la Cour et auprès du roi, c’est un morceau de Constitution !

 

Ou bien je suppose le cas contraire : le roi et la noblesse s’entendent entre eux pour réintroduire la constitution moyenâgeuse des corporations, non seulement pour le petit artisanat, comme on l’a en partie effectivement tenté il y a quelques années, mais comme ce fut le cas au Moyen-âge, c’est-à-dire pour toute la production sociale, par conséquent aussi pour la grande entreprise, les fabriques, la production avec des machines. Vous n’ignorez pas que le grand. capital, la grande entreprise proprement dite, la production à l’aide de machines ne pourrait nullement s’accomplir sous le régime moyenâgeux des corporations. Car, dans ce système existaient, par exemple, partout des délimitations juridiques entre les différentes branches d’activité même les plus apparentées l’une à l’autre, et nul entrepreneur ne pouvait en exercer deux. Le plâtrier n’avait pas le droit de recouvrir un trou ; entre les cloutiers et les serruriers s’engageaient à l’époque, des procès interminables sur les limites de leurs métiers respectifs ; l’imprimeur de toiles de coton ne pouvait pas employer de teinturiers. De même était juridiquement fixée avec précision, sous le régime des corporations la quantité qu’un entrepreneur pouvait produire, puisqu’aussi bien en chaque lieu, dans chaque métier, chaque maître n’avait le droit d’employer qu’un contingent de main d’œuvre donné, fixé par la loi.

 

Vous voyez que déjà pour ces deux raisons, la grande production, la production avec des machines et un système de machines, ne pourrait progresser un seul jour sous le régime des corporations. Car cette grande production exige d’abord pour atmosphère vitale l’association des différentes branches d’activité dans les mains du même grand capital, ensuite la production en masse, la libre concurrence, c’est-à-dire l’emploi à discrétion et sans limitation de la main-d’œuvre

 

Si néanmoins on voulait introduire aujourd’hui la constitution corporative, qu’arriverait-il ?

Messieurs Borsig, Egels, etc., les grands fabricants de coton, de soie, etc., fermeraient leurs fabriques et licencieraient leurs ouvriers ; la direction des chemins de fer devrait faire de même, le commerce et l’industrie cesseraient ; à leur tour un grand nombre d’artisans, en partie forcés, en partie volontairement, renverraient leurs compagnons ; toutes ces masses sans fin parcourraient les rues, réclamant du pain et du travail ; derrière elles se trouverait la grande bourgeoisie stimulant par son influence, encourageant par sa considération, aidant par ses moyens financiers, et il y aurait un combat tel que la victoire ne pourrait en aucun cas revenir à l’armée.

 

Vous le voyez donc, Messieurs, les sieurs Borsig et Egels, les grands industriels en général, voilà un morceau de Constitution !

 

Ou bien je suppose que le gouvernement veuille prendre une de ces mesures qui lèsent de façon décisive les intérêts des grands banquiers. Le gouvernement dirait par exemple que la Banque royale n’est pas destinée, comme elle l’est actuellement, à rendre le crédit encore meilleur marché aux banquiers et aux capitalistes qui disposent déjà de tout l’argent et de tout le crédit, et qui, à présent, sur leur simple signature peuvent escompter à la Banque, c’est-à-dire obtenir du crédit, mais qu’elle est précisément destinée à rendre le crédit accessible aux petites gens, et on confèrerait alors à la Banque royale une organisation qui engendrerait ce résultat. Cela serait-il possible, Messieurs ?

 

Certes, cela n’entraînerait pas un soulèvement. Mais pour le gouvernement actuel, cela serait aussi impossible.

 

Car de temps en temps, le gouvernement se trouve dans un besoin de moyens financiers tels, de masses d’argent telles, qu’il n’ose pas se les procurer sous la forme d’impôt. Dans ce cas, il se saisit de l’expédient qui consiste à consommer l’argent de l’avenir, c’est-à-dire à faire des emprunts et à émettre en contre-partie des valeurs d’Etat. Pour cela il a besoin des banquiers. Il est vrai qu’avec le temps, la majeure partie des valeurs d’Etat va dans les mains de l’ensemble de la classe possédante de la nation et des petits rentiers. Mais pour cela il faut du temps, souvent beaucoup de temps. Le gouvernement cependant a besoin d’avoir rapidement de l’argent, en une seule fois ou en quelques échéances ; pour cela, il lui faut des intermédiaires qui commencent par lui donner l’argent et qui prennent sur eux de placer ultérieurement, au grand public, les valeurs d’Etat qu’ils obtiennent en échange, en y ajoutant le profit de la montée des cours artificiellement donnée à ces valeurs, à la Bourse. Ces intermédiaires sont les grands banquiers, et c’est pourquoi le gouvernement de nos jours ne peut se brouiller avec eux.

 

Vous voyez donc, Messieurs, les banquiers Mendelssohn, Schikler, en général la Bourse c’est un morceau de Constitution.

 

Ou bien supposons que le gouvernement veuille promulguer une loi pénale, selon laquelle comme c’est le cas en Chine, si quelqu’un commet un vol, son père en est puni. Cela n’irait pas du tout, car contre cela la culture générale, la conscience générale se dresseraient puissamment. Tous les fonctionnaires de l’État, tous les conseillers privés même, lèveraient les bras au ciel, même les membres de la Chambre haute y objecteraient. Vous voyez donc, Messieurs, que dans certaines limites de la conscience générale, la culture générale est également un morceau de Constitution.

 

Ou bien admettons que le gouvernement se décide vraiment à donner satisfaction à la noblesse, aux banquiers, aux grands industriels et, en général, aux grands capitalistes, mais veuille enlever au petit bourgeois et à l’ouvrier sa liberté politique. Cela irait-il, Messieurs ? A vrai dire, cela irait pour un temps, on l’a déjà vu ; nous aurons encore plus tard l’occasion d’y revenir.

 

Je vais maintenant poser la question ainsi : on veut retirer au petit bourgeois et à l’ouvrier non seulement sa liberté politique mais aussi sa liberté personnelle, c’est-à-dire on veut le déclarer personnellement non libre, asservi ou dépendant, comme c’était le cas dans beaucoup de pays dans les siècles lointains du Moyen-âge. Cela se pourrait-il ? Non, même si le roi, la noblesse et toute la bourgeoisie s’unissaient à ce sujet ! Car dans ce cas vous diriez : nous préférons nous battre jusqu’à la mort plutôt que de l’accepter. Les ouvriers sortiraient dans la rue, sans que Borsig et Egels ferment leurs usines, toute la petite bourgeoisie les aiderait, et comme leur résistance unie serait très difficile à vaincre, vous voyez Messieurs, que dans certains cas vous êtes tous un morceau de Constitution

 

Nous avons donc vu maintenant ce qu’est la Constitution d’un pays : les rapports de force réels existant dans un pays.

 

Mais qu’en est-il par conséquent de ce qu’on appelle habituellement Constitution, de la Constitution légale ? Vous le voyez tout aussitôt. Ces rapports de force réels, on les inscrit sur une feuille de papier, on leur donne une expression écrite ; et lorsqu’ils sont écrits, ce ne sont plus des rapports de force, ils sont devenus le droit, des dispositions légales et qui les enfreint est puni !

 

De même, vous voyez maintenant clairement comment on procède pour écrire ces rapports de force afin qu’ils deviennent légaux. On n’écrit pas : monsieur Borsig est un morceau de la Constitution, monsieur Mendelssohn est un morceau de la Constitution, etc., mais on exprime cela d’une manière bien plus adroite

 

Veut-on par exemple établir que le petit nombre de grands industriels et de grands capitalistes dans la monarchie a autant et plus de droits que tous les bourgeois, ouvriers et paysans ensemble, on se gardera de l’écrire sous une forme ouverte et sans voile. Mais on promulgue une loi, par exemple la loi des trois classes, octroyée en 1849, selon laquelle le pays est divisé en trois catégories d’électeurs, conformément au montant de l’impôt que paient les électeurs, et qui naturellement est déterminé par le capital qu’ils possèdent.

 

Selon les listes administratives qui furent établies en 1849 par le gouvernement après promulgation de cette loi, il y avait alors dans toute la Prusse 3 255 600 électeurs qui se répartissaient comme suit dans les trois catégories électorales :

 

A la première catégorie appartenaient dans toute la Prusse 153 808 électeurs ; à la deuxième 409 945 électeurs ; à la troisième 2 691 950 électeurs.

 

Je répète que ces chiffres ont été pris sur les listes officielles.

 

Nous y voyons que 153 808 individus très riches ont autant de pouvoir politique en Prusse que 2 691 950 bourgeois, paysans et ouvriers ensemble. Qu’en outre ces 153 808 individus très riches et les 409 945 individus moyennement riches qui constituent la deuxième classe d’électeurs ont précisément le double de pouvoir politique que tout le reste de la nation ; et même que les 153 808 individus très riches et seulement la moitié des 409 945 électeurs de la deuxième classe ont déjà plus de pouvoir politique que l’autre moitié de la deuxième classe moyennement riche et les 2 691 950 de la troisième classe ensemble.

 

Vous voyez, Messieurs, que de cette manière on obtient le même résultat exactement que si l’on écrivait en termes grossiers dans la Constitution : un riche individu aura 17 fois plus de pouvoir politique qu’un autre citoyen ou autant que 17 autres.

 

Avant que cette loi des trois classes fut promulguée, la loi du 8 avril 1848 établissait légalement le suffrage universel qui assurait à chaque citoyen, indépendamment de sa fortune, le même droit de vote et par conséquent le même pouvoir politique dans la détermination de la volonté de l’Etat et des buts de l’Etat. Vous voyez donc que par ce fait, se justifie ce que je vous disais précédemment, qu’il est malheureusement assez aisé de vous prendre à vous, petit bourgeois et ouvrier, votre liberté politique, pourvu que l’on ne vous prive pas directement et radicalement de vos biens, corps et propriété personnels. Car vous vous êtes alors laissé retirer le droit de vote sans trop de mal, et jusqu’à maintenant je ne sais rien au sujet d’une agitation pour le réobtenir.

 

Veut-on ensuite établir qu’un petit nombre de nobles propriétaires fonciers ait, à lui seul à son tour, autant de pouvoir que les riches, les possédants et les non possédants, que les électeurs des trois classes, que toute la nation réunie ? On se gardera encore de le dire en termes aussi grossiers - remarquez bien, Messieurs, une fois pour toutes, que tout ce qui est clair est grossier - on inscrit dans la Constitution : qu’avec quelques dispositions non essentielles, il est créé, au moyen des représentants de l’ancienne propriété foncière consolidée, une Chambre haute, dont l’assentiment est nécessaire aux décisions de la Chambre des députés représentant toute la nation ; et ainsi, on donne tout le pouvoir politique à une poignée de vieux propriétaires fonciers pour annuler même la volonté unanime de toute la nation et de toutes ses classes.

 

Veut-on, en outre, que le roi ait à lui seul, autant et plus encore de pouvoir politique, que toutes les trois classes d’électeurs, que toute la nation, en y ajoutant même la noblesse terrienne ? On opère ainsi :

 

On inscrit dans l’article 47 de la Constitution : « Le roi nomme à tous les postes dans l’armée », et dans l’article 108 de la Constitution : « il n’y a pas de serment de l’armée à la Constitution ». Cet article, on l’appuie par la théorie qui en fait une base principielle, à savoir que le roi a envers l’armée, une toute autre attitude qu’envers toute autre institution de l’État. Qu’envers l’armée il n’est pas seulement roi mais aussi quelque chose d’autre, de très Particulier, Secret et Inconnu, pour lequel on a trouvé le terme de « chef de guerre » et qu’à cause de cela, la Chambre des députés ou la nation ne doit pas du tout se préoccuper de l’armée, ne pas interférer dans ses affaires et dans son organisation, qu’elle a seulement à voter l’argent pour celle-ci. Et on doit admettre, Messieurs, comme je l’ai dit - la vérité avant tout - que cette théorie a sans aucun doute un certain fondement dans l’article 108 de la Constitution. Car si la Constitution décide que l’armée, à la différence de tous les serviteurs de l’État et du roi lui-même, ne doit pas prêter serment à la Constitution, on déclare ainsi, en principe, que l’armée se trouve en dehors de la Constitution et n’a rien à. faire avec elle, qu’elle doit avoir seulement un rapport avec la personne du roi et non avec le pays.

 

Dès qu’il est établi que le roi nomme à tous les postes dans l’armée et que l’armée a une position particulière envers lui, le roi tout seul a non seulement autant, mais dix fois plus de pouvoir politique que tout le pays réuni, et cela même si la puissance réelle du pays était dix, vingt on cinquante fois celle de l’armée. La raison de cette contradiction apparente est très simple.

 

L’armée, moyen du pouvoir politique du roi, est organisée, rassemblée à tout moment, parfaitement disciplinée et prête à intervenir à chaque instant ; par contre, la force qui se trouve dans la nation, même si elle est infiniment plus grande, n’est pas organisée, la volonté de la nation et notamment le degré de résolution que cette volonté a atteint, n’est pas toujours facilement appréciable par ses membres ; personne ne sait exactement combien il trouverait de compagnons. En outre, il manque à la nation ces instruments d’une force organisée, ces fondements si importants d’une Constitution dont nous avons déjà parlé : les canons. Il est vrai que ceux-ci sont payés avec l’argent des citoyens, il est vrai qu’ils sont produits et perfectionnés aussi au moyen des sciences, de la physique, de la technique, etc., que la société civile développe. Leur seule existence est en elle-même une preuve du développement auquel la puissance de la société civile a amené le progrès des sciences, les arts techniques, les domaines de la fabrication et du travail de toute sorte. Mais là s’applique le vers de Virgile : « sic vos non vobis ! » Tu l’as produit mais pas pour toi ! Étant donné que les canons ne sont produits que pour la force organisée, le pays sait qu’il trouverait contre lui, dans un conflit, ces enfants et produits de sa puissance. Ce sont ces raisons qui font que la force la plus faible, mais organisée, peut dominer souvent pendant longtemps la force beaucoup plus grande mais inorganisée de la nation, jusqu’à ce que la direction et l’administration des affaires nationales s’exerçant continuellement dans un sens opposé aux volontés et intérêts de la nation, celle-ci se décide à opposer à la force organisée, sa force inorganisée supérieure.

 

Nous avons vu jusqu’à présent, Messieurs, de quoi il retourne au sujet des deux constitution d’un pays, la Constitution réelle, les réels rapports de force qui existent dans une société, et la Constitution écrite qu’à la différence de l’autre nous pourrions appeler la feuille de papier.

 

Une Constitution réelle comme cela vous apparaîtra aussitôt clairement, chaque pays en a eu une à chaque époque, et rien ne serait plus faux et ne conduirait à des conclusions plus erronées que de penser, comme cela est la conception répandue, dominante, qu’avoir une Constitution est une caractéristique des temps modernes. Bien plus, aussi nécessairement que tout corps a une constitution, bonne ou mauvaise, faite d’une manière ou d’une autre, chaque pays a nécessairement aussi une constitution réelle. Car dans chaque pays il existe certains rapports de force réels.

 

Lorsque, bien longtemps avant la Révolution française du siècle dernier, sous la monarchie absolue légitime en France, Louis XVI, par décret du 3 février 1776, supprima les corvées par lesquels les paysans étaient obligés d’assurer gratuitement la construction des routes et introduisit à la place un impôt pour le règlement des frais de construction de celles-ci, qui devait également toucher les domaines de la noblesse, le Parlement français, s’y opposant, s’écria : «  Le peuple de France est taillable et corvéable à volonté, c’est une partie de la Constitution que le roi ne peut changer. »

 

Vous voyez, Messieurs, qu’on parlait alors d’une Constitution, tout comme aujourd’hui et même d’une Constitution telle que le roi ne pouvait la changer. Ce qui y était formulé comme Constitution, à savoir que le bas peuple pouvait être taillable et corvéable à volonté, ne se trouvait certes pas dans une proclamation rassemblant tous les droits du pays et tous les principes importants de gouvernement, mais c’était simplement l’expression des rapports de force réels dans la France du Moyen-âge. Le bas peuple était au Moyen-âge réellement si impuissant qu’on pouvait à volonté le charger de tailles et de corvées ; on procédait toujours selon ces rapports de force réels, le peuple était toujours ainsi chargé. Cette procédure réelle donna lieu aux soi-disant précédents qui, encore aujourd’hui en Angleterre et partout pendant le Moyen-âge, jouent un si grand rôle dans les questions de constitution. Dans l’institution de ces charges réelles, il était souvent exprimé, comme il ne pouvait en être autrement, le fait que le peuple pouvait ainsi être frappé. Ces expressions fournissaient le principe de droit politique auquel on recourait dans des cas semblables. Souvent aussi on donnait une expression et une reconnaissance particulière sur parchemin à une circonstance particulière qui avait ses racines dans les rapports de force réels. C’était les franchises, libertés, droits, privilèges, statuts d’un État, d’une corporation, d’un lien, etc.…

 

Tous ces faits, précédents, principes de droit public, parchemins, franchises, statuts, privilèges, formaient par leur ensemble la Constitution du pays, et tous ensemble ne formaient pas autre chose que la simple et naturelle expression des rapports réels des forces en ce pays.

 

Aussi chaque pays, et à chaque moment, a eu une constitution effective. Ce qui est donc vraiment particulier aux temps modernes - Il est très important de le remarquer toujours nettement - ce ne sont pas les constitutions effectives mais la Constitution écrite, la feuille de papier. Dans les temps modernes nous voyons, dans la plupart des États, se manifester l’effort pour se donner une Constitution écrite qui comprend et doit fixer dans un document, sur une feuille de papier toutes les institutions et tous les principes de gouvernement du pays.

 

D’où vient cette aspiration particulière aux temps modernes ? Ceci est, de nouveau, une très importante question, et de la réponse dépend la conduite dans la fabrication des constitutions, ce qu’on doit penser des Constitutions déjà faites et comment on doit se comporter avec elles ; en un mot, de cette réponse seule dépend tout art constitutionnel et toute science constitutionnelle.

 

Je demande donc : d’où vient l’effort particulier aux temps modernes pour l’établissement de Constitutions écrites ?

 

De cela seulement que, dans les pays en question il s’est produit un changement dans les rapports réels de forces en présence. S’il ne s’était produit aucun changement de cet ordre dans les rapports réels des forces d’une société établie ; si ces rapports de forces étaient toujours les anciens rapports, il serait imaginable et impossible que cette société sentit le besoin d’une nouvelle Constitution. Elle garderait l’ancienne, tout au plus rassemblerait elle en un seul document ses fragments dispersés.

 

Comment arrive ce changement des rapports réels de forces d’une société ?

 

Vous rapportant par la pensée au Moyen-âge, considérez un Etat peu peuplé, comme presque tous les États à cette époque, sous la domination d’un prince et avec une noblesse possédant la plus grande partie du sol. Par suite de la faible densité de la population une très petite partie seulement peut être employée à l’industrie et au commerce ; de beaucoup la plus grande partie est requise pour la culture de la terre et la production agricole nécessaire. La terre étant presque entièrement aux mains de la noblesse, c’est à divers degrés et dans des rapports variés, comme vassaux, paysans, serfs, etc., de cette noblesse que la population trouve un emploi, une occupation ; mais tous ces rapports se résument en un seul : rendre cette population dépendante de la noblesse, la forcer à son service, la contraindre à combattre pour ses querelles. Avec le surplus de production agricole qu’il retire de ses terres, le noble entretient encore dans ses châteaux, des cavaliers, des écuyers, des hommes d’armes de toute sorte

 

Le prince de son côté, en face de cette puissance de la noblesse, n’a guère d’autre puissance de fait que l’assistance de ceux des nobles qui veulent bien, car il peut difficilement les y forcer, se rendre à son appel militaire, et aussi l’insignifiant secours de rares villes très peu peuplées.

 

Comment pourra bien être faite la Constitution d’un tel État ? Elle résulte nécessairement de ces mêmes rapports de forces réels que nous venons de considérer dans ce pays. Ce sera une Constitution d’état, où la noblesse sera le premier état ou ordre, et à tous égards l’état gouvernant. Sans son acceptation, le prince ne pourra pas percevoir un sou d’impôts ; il n’aura, relativement aux nobles, pas d’autre position que celle du premier parmi ses égaux.

 

Telle était, Messieurs, la Constitution de la Prusse et de la plupart des autres États au Moyen-âge.

 

Supposons maintenant que la population augmente toujours, que l’industrie et les métiers prospèrent, donnant ainsi les moyens de subsistance nécessaires à un nouvel accroissement de la population qui commence à remplir les villes. Le capital et la richesse monétaire commencent à se développer entre les mains de la bourgeoisie et des corporations urbaines. Que va-t-il arriver ?

 

L’accroissement de la population urbaine qui ne dépend pas de la noblesse et dont les intérêts sont bien plutôt opposés à ceux de la noblesse, est d’abord favorable au prince, augmentant le nombre des hommes d’armes à sa disposition. Avec les subsides des bourgeois et des métiers qui souffrent tant des perpétuelles querelles nobiliaires, qui désirent dans l’intérêt du commerce et de la production repos, sécurité et justice régulière, et qui, ainsi, donnent volontiers au prince l’appui de leur argent et de leurs hommes, le prince peut, aussi souvent qu’il en a besoin, enrôler une armée suffisante et de puissance bien supérieure à celles des nobles rebelles. Les princes, dès lors, ne cessent de limiter toujours plus la puissance de la noblesse et lui retireront le droit de guerre ; quand elle violera les lois du pays, ils démantèleront ses forteresses. Et quand, dans le cours des temps, par le progrès de l’industrie, la richesse et la population du pays se seront, développées suffisamment pour que le prince puisse former une armée permanente, ce prince fera alors avancer ses régiments contre les état-généraux comme le Grand électeur ou comme Frédéric-Guillaume 1er, s’écriant : « J’établirai ma souveraineté comme un rocher de bronze » ; Il supprimera l’exception d’impôts de la noblesse et mettra fin à son droit de consentement à leur levée.

 

Vous voyez comment, par un changement des rapports réels de forces, est intervenu un changement de la Constitution : l’absolutisme princier ou royal est né.

 

Le prince n’a pas maintenant besoin d’écrire la nouvelle Constitution ; le prince est beaucoup trop pratique pour cela. Le prince a dans les mains le réel et effectif instrument de force, l’armée permanente, qui forme la véritable Constitution de cette société, et le prince et ses serviteurs ne manqueront pas par la suite de le dire en nommant le pays un Etat militaire.

 

La noblesse qui ne peut plus, il s’en faut, lutter avec le prince, a depuis longtemps dû renoncer à entretenir une suite armée. Elle a oublié son ancienne opposition au prince ; elle a oublié qu’il était son égal ; elle a, en général, quitté ses châteaux pour se rendre à la cour y toucher des pensions et augmenter la grandeur et l’éclat du prince.

 

Mais l’industrie, les métiers se développent de plus en plus, et avec eux croît de plus en plus la population. Il semble que ce progrès ne doive toujours servir qu’au prince qui peut ainsi, sans cesse, augmenter son armée permanente et en arriver à occuper une position dans le monde.

 

Mais le développement de la société bourgeoise finit par devenir si énorme, si gigantesque que, même au moyen de l’armée permanente, le prince ne peut plus participer dans le même rapport qu’auparavant à ce progrès de la puissance de la bourgeoisie.

 

Quelques chiffres vous rendront cela sensible et clair. En 1657, Berlin avait 20 000 habitants. A la même époque environ, à la mort du Grand Electeur, l’armée était de 24 à 30 000 hommes.

 

En 1803, Berlin avait déjà 153 070 habitants. En 1819, seize ans plus tard, 192 246 habitants. En cette même année 1819, l’armée permanente - et vous savez qu’alors par la loi de septembre 1814 qu’on veut maintenant nous enlever, la landwehr n’appartenait pas à l’armée permanente - en 1819 donc, l’armée permanente comptait 137 639 hommes.

 

Comme vous le voyez, l’année permanente était plus de quatre fois plus nombreuse qu’au temps du Grand Electeur. Mais le nombre des habitants de Berlin était devenu, dans le même temps, plus de neuf fois plus grand.

 

Maintenant commence un tout autre développement. En 1846 - je ne donne que des chiffres officiels - la population de Berlin était de 389 308 habitants, près de 400 000, le double de ce qu’elle était en 1819. En 27 ans le nombre d’habitants de la ville - qui actuellement, vous le savez, est d’environ 550 000 - avait plus que doublé.

 

Au contraire l’armée permanente, de 137 639 hommes en 1819 n’était plus que de 138 810 hommes en 1846 Loin de pouvoir suivre le développement gigantesque de la société civile, elle était restée stationnaire

 

Sous l’influence d’un si gigantesque développement, la bourgeoisie commença à se sentir une puissance politique propre. Parallèlement à ce développement de la population se produisit un développement encore plus grand de la richesse sociale ; de plus, dans une aussi forte mesure,    progressaient les sciences et la culture générale, la conscience publique, et nous avons déjà dit qu’elle était aussi un morceau de Constitution. Les citoyens se dirent alors: nous ne voulons pas rester plus longtemps un peuple dominé, sans volonté; nous voulons commander nous aussi ; le prince lui-même ne devra nous régir et diriger nos affaires que suivant notre volonté.

 

Bref, Messieurs, les rapports réels des forces dans ce pays se sont de nouveau modifiés. En d’autres termes, dans une telle société, nous  avons vu le 18 mars 1848 !

 

Vous voyez, Messieurs, qu’ainsi est réellement arrivé ce qu’au commencement de cet exposé, nous vous proposions comme un exemple impossible. Nous supposions le cas où la société perdrait ses lois par un

Incendie. Ce n’est pas le feu, c’est la tempête qui les a emportées.

 

« Le peuple se leva,

La tempête éclata. »

 

Quand dans une société une révolution est victorieuse, le droit privé demeure, il est vrai ; mais toutes les lois du droit public sont à terre, ou n’ont qu’une signification provisoire et sont à refaire.

 

Quand donc une Constitution écrite est-elle bonne et durable ?

 

Evidemment en ce seul cas où, comme il résulte de tout notre exposé, elle répond à la Constitution effective, aux réels rapports de forces existant dans le pays. Là où la Constitution écrite ne correspond pas à la Constitution effective, un conflit se produit, conflit inévitable et dans le quel, inévitablement, à la longue, la Constitution écrite, la simple feuille de papier, est vaincue par le rapport réel de forces existant dans le pays.

 

Qu’aurait-il donc alors dû arriver ?

 

Et bien, on aurait du, avant tout, non écrire une Constitution sur du papier, mais faire une Constitution effective, c’est à dire qu’il aurait fallu modifier les rapports réel de forces dans le pays, et les modifier en faveur des citoyens. On venait en effet de voir, sans aucun doute, le 18 mars que la force de la nation était plus grande que celle de l’armée permanente. Après un combat long et sanglant, les troupes avaient dû se retirer.

 

Mais j’ai déjà, auparavant, appelé votre attention sur cette importante différence entre la force de la nation et la force de l’armée Permanente qui a pour conséquence que, quoique en vérité plus petite, la force de l’armée permanente est cependant plus effective que la force, certes plus grande, de la nation.

 

Cette différence consiste, comme vous en souvenez, en ce que la force de la nation est une force inorganisée tandis que la force de l’armée permanente est une force organisée, prête chaque jour à recommencer le combat, et par conséquent devant par là, à la longue, être plus effective et se rendre maîtresse du champ de bataille contre la force plus grande mais inorganisée de la nation, qui ne se rassemble qu’en de rare moments de grande excitation.

 

Pour que la victoire donnée par le combat, le 18 mars, ne reste pas nécessairement sans résultat pour le peuple, il aurait fallu utiliser cet instant victorieux pour transformer la force organisée de l’armée permanente de telle sorte qu’elle ne puisse plus être de nouveau employée comme simple instrument de force du prince contre le nation.

 

Il aurait fallu, par exemple, réduire la durée du service à six mois ce qui d’une part, d’après les plus hautes autorités militaires, est tout à fait suffisant pour une complète instruction militaire du soldat et, d’autre part, est trop court pour qu’on puisse insuffler au soldat, l’esprit de caste. La brièveté de ce temps de service aurait eu pour conséquence un renouvellement populaire continu de l’armée qui, au lieu de rester l’armée du prince, devenait ainsi l’armée du peuple.

 

On aurait dû, de plus établir que tous les officiers subalternes, jusque et y compris le major, devraient non pas être nommés par les chefs, mais élus par le corps de troupe, de façon que les postes d’officiers ne fussent pas occupés par des ennemis du peuple pouvant contribuer à changer l’armée en un instrument aveugle de la puissance princière.

 

Il aurait fallu de plus que, pour toutes les fautes qui n’étaient pas d’ordre purement militaires, l’armée fut placée sous la juridiction des tribunaux civils ordinaires afin que, par là aussi, elle apprit à se considérer comme formant un tout avec le peuple et non comme quelque chose à part., une caste séparée.

 

Il aurait fallu en outre, que toute l’artillerie, que les canons qui ne doivent servir qu’à la défense du pays, dans la mesure où on ne s’en sert pas pour les exercices militaires, fussent confiés à la garde des autorités urbaines élues par le peuple. Avec une partie de cette artillerie on aurait, en outre, formé des sections d’artillerie de la garde nationale pour mettre aussi les canons, ce si important morceau de la Constitution, à la disposition du peuple.

 

De tout cela, au printemps, en l’été de 1848 rien n’a été fait. Pouvez-vous donc vous étonner si, en novembre 1848, la Révolution de Mars refoulée en arrière, était restée sans résultat ? Non, c’était précisément une conséquence nécessaire de ce qu’on n’avait rien changé aux rapports réels des forces en présence.

 

Les princes, Messieurs, sont bien mieux servis que vous ! Les serviteurs du prince ne sont pas des beaux parleurs comme le sont souvent les serviteurs du peuple. Mais ce sont des gens pratiques, ils ont du flair et savent de quoi il s’agit. M. de Manteuffel n’était certainement pas un orateur, mais c’était un homme pratique ! Lorsque, en novembre 1848, il eut dispersé l’Assemblée nationale et mis les canons dans la rue, que fit-il tout d’abord ? Serait-ce par hasard la rédaction d’une Constitution réactionnaire ? Oh, mon Dieu, non ! Il avait du temps pour cela ! Il vous a même donné, en décembre 1848, une Constitution écrite assez libérale. Par quoi débuta-t-il aussitôt en novembre, quelle fut sa première mesure ? Messieurs, vous vous en souvenez vraiment, il commença par désarmer les citoyens, par leur enlever leurs armes. Vous voyez, désarmer le vaincu, c’est la chose capitale pour le vainqueur, s’il ne veut pas que le combat se renouvelle à chaque instant !

 

Au commencement de nos recherches, nous avons procédé très lentement afin d’arriver d’abord à la notion de la Constitution. Peut-être cela vous a-t-il même semblé trop long. Mais, par compte, vous aurez remarqué depuis longtemps que, depuis que nous possédons cette notion, pas à pas se développaient les conséquences les plus surprenantes et nous comprenons les choses bien mieux, beaucoup plus clairement et tout autrement ; et même, à proprement parler, nous sommes parvenus à des conséquences qui, pour la plupart, sont tout à fait opposées aux conceptions habituelles de l’opinion publique à ce sujet.

 

Considérons encore rapidement quelques-unes de ces conséquences.

 

Je viens de vous montrer qu’en l’année 1848, on n’avait pris aucune de ces mesures qui auraient été nécessaires pour changer dans le pays les rapports de forces tels qu’ils étaient alors et pour faire de l’armée du prince une armée du peuple.

 

Un projet dans ce sens, faisant un premier pas dans cette voie, a bien été en fait proposé, le projet de Stein, qui avait pour objet de faire donner, par le Ministère, un ordre militaire obligeant tous les officiers réactionnaires à remettre leur démission.

 

Mais, vous vous le rappelez, à peine l’Assemblée nationale à Berlin eut-elle adopté ce projet que toute la bourgeoisie et la moitié du pays se mirent à crier que l’Assemblée nationale devait faire la Constitution et non pas tourmenter le ministère et perdre le temps avec les interpellations ; qu’elle ne devait pas perdre son temps à des choses qui regardaient le pouvoir exécutif. Faire la Constitution et ne faire que la Constitution, s’écria-t-on, comme s’il y avait le feu !

 

Vous le voyez, Messieurs, la bourgeoisie toute entière et la moitié du pays qui criaient ainsi ne comprenaient aucunement ce qu’est une Constitution !

 

Faire une Constitution écrite était la moindre des choses ; cela se fait, quand il le faut, en trois fois 24 heures ; c’était la dernière de toutes les choses à faire ; par elle, si elle venait prématurément, la plus minime des choses se trouvait accomplie.

 

Transformer effectivement dans les pays les rapports réels des forces, entamer le pouvoir exécutif, le faire de telle façon, le transformer tellement qu’il ne put plus jamais, par lui même, s’opposer à la volonté de la nation. C’était cela qu’il fallait faire alors, ce qui devait tout précéder, afin qu’une constitution put être durable.

 

Cela n’arrivant pas à temps, on ne laissa même pas à l’Assemblée nationale, le temps de faire une Constitution, on la chassa avec les instruments de ce pouvoir exécutif qui n’avait pas été brisés.

 

Deuxième conséquence : Supposez que l’on n’ai pas chassé l’Assemblée nationale, et qu’elle ait pu réussir à faire et à terminer une Constitution. Cela aurait-il changé quelque chose d’essentiel au cours des choses ?

 

Pas du tout, la preuve en est dans les faits eux-mêmes. L’Assemblée nationale a été, il est vrai, chassée, mais le roi lui-même, le 5 décembre 1848, a proclamé une Constitution tirée des papiers laissés par l’Assemblée nationale, et qui, dans la plupart de ses dispositions, correspondait à celle que nous aurions eu à attendre de l’Assemblée nationale ! Cette Constitution fut proclamée par le roi lui-même. Elle ne lui fut pas imposée ; elle fut par lui, se posant en vainqueur, librement octroyée. Alors, semble-t-il, cette Constitution aurait d’autant mieux dû être viable !

 

Nullement, Messieurs ! Si vous avez un pommier dans votre jardin et y attachez une étiquette sur laquelle vous avez écrit : c’est un figuier, cet arbre est-il devenu un figuier ? Non. Et quand même toute votre maisonnée et avec elle, tous les habitants du pays s’assemblerait tout autour et solennellement jureraient : c’est un figuier, l’arbre restera ce qu’il était, et l’année suivante, il le prouvera, en portant des pommes et non des figues.

 

Il en est exactement de même, nous l’avons vu, avec la Constitution, ce qui est écrit sur la feuille de papier est fort indiffèrent, quand elle est en contradiction avec la situation réelle des choses, avec les rapports réels des forces.

 

Le roi, sur la feuille de papier du 5 décembre 1848, s’était engagé de lui-même à de très nombreuses concessions, mais elles étaient toutes en contradiction avec la Constitution effective, plus particulièrement avec les instruments réels, effectifs, de pouvoir que le roi, sans que rien en ait été diminué, gardait dans sa main. Avec la même nécessité que celle qui réside dans la loi de la pesanteur, la Constitution effective devait à chaque pas supplanter la Constitution écrite.

 

C’est ainsi que, bien que l’Assemblée de révision ait accepté cette Constitution du 5 décembre 1848, le roi dût entreprendre aussitôt la première modification, instituer la loi électorale des trois classes - octroyée en 1849. A l’aide de la Chambre issue de cette loi électorale durent être faites encore, d’essentielles modifications de la Constitution afin que le roi pût, en 1850 seulement, lui prêter serment. Et c’est alors, après ce serment, que commencent vraiment les changements ! Depuis 1850, chaque année est caractérisée par de tels changements. Il n’y a pas de drapeau qui ait traversé cent batailles, qui soit plus déchiqueté et troué que notre Constitution !

 

Troisième conséquence. Vous savez, Messieurs, qu’il y a dans notre ville un parti dont l’organe est la Volkszeitung ; un parti, dis-je, qui avec une angoisse furieuse, se dresse autour de ce lambeau de drapeau, autour de notre Constitution trouée ; un parti qui à cause de cela, a pris le, nom de « constitutionnel » et dont le cri de guerre est : tenons-nous en à la Constitution ! Pour l’amour de Dieu, la Constitution, notre recours et salut !

 

Mais chaque fois qu’en quelque lieu ou temps que ce soit, un parti fait entendre pour cri de guerre, ce cri d’angoisse : se grouper autour de la Constitution, quelle conclusion en tirez-vous? Je ne vous interroge pas ici comme des hommes animés d’une volonté ; ce n’est pas à votre volonté que j’adresse ma question. Je vous interroge simplement comme êtres pensants. Que concluriez-vous de ce phénomène ?

 

Et bien, sans être prophètes vous pouvez toujours dire en pareil cas, avec la plus grande certitude : cette Constitution en est à la dernière extrémité, elle ne vaut guère mieux que si elle était morte ; encore quelques années et elle n’existera plus.

 

Les raisons en sont simples. Quand une Constitution écrite répond aux rapports de forces existant dans le pays, jamais ce cri n’est poussé. Devant une telle Constitution, chacun se tient a distance et se garde de l’approcher de trop près. Chacun se garde envers une telle Constitution de familiarités qui pourraient mal tourner pour lui. Là où la Constitution écrite répond aux rapports réels des forces, on ne voit pas ce phénomène d’un parti faisant de l’attachement à la Constitution son cri particulier de ralliement. Où ce cri est poussé, c'est un signe certain et infaillible d’angoisse, car dans la Constitution écrite il y a quelque chose qui est en contradiction avec la vraie Constitution, avec les rapports réels des forces. Et là où cette contradiction s’est produite, il n’y a ni Dieu, ni cris, qui la puissent secourir. La Constitution écrite est toujours et irrémédiablement condamnée.

 

Elle peut être modifiée de façon opposée à droite ou à gauche, mais elle ne peut demeurer. Précisément, l’appel à son maintien le prouve à l’homme qui pense clairement. Elle peut être modifiée à droite si le gouvernement entreprend cette modification pour mettre la Constitution écrite en accord avec les rapports de la force sociale organisée. Ou bien, au contraire, c’est la force sociale inorganisée de la société qui se met à l’œuvre et prouve qu’elle est plus grande que la force organisée. En ce cas, la Constitution est modifiée et abrogée vers la gauche comme elle l’avait été auparavant vers la droite. Dans l’un comme dans l’autre cas, elle est condamnée.

 

Si, Messieurs, non seulement vous vous rappelez la conférence que j’ai eu l’honneur de vous faire et y réfléchissez, mais aussi, si par la pensée, vous en développez toutes les conséquences, vous viendrez en possession de tout art constitutionnel et de toute science constitutionnelle ! Les questions constitutionnelles sont en premier lieu, non des questions de droit, mais des questions de force ; la Constitution effective d’un pays n’existe que dans les rapports réels des forces dans un pays ; les Constitutions écrites n’ont de valeur et de durée que si elles sont l’expression exacte des rapports effectifs de forces, tels qu’ils sont dans la société ‑ ce sont les principes, que vous voudrez bien retenir. J’ai exposé aujourd’hui ces principes en considérant tout particulièrement la force de l’armée - d’abord parce que la brièveté du temps ne me permettait pas plus, et ensuite parce que l’armée est le plus décisif et le plus important de tous les moyens organisés de force, de puissance. Mais vous comprenez, cela va de soi qu’il en est entièrement de même de la justice, de l’administration, etc. Ce sont en effet également les instruments organisés de force d’une société. Retenez ce que je vous ai dit, Messieurs et si jamais vous vous retrouviez en état de vous donner vous-mêmes une Constitution, vous saurez ce que vous avez à faire, et que quelque chose peut être fait, non en remplissant d’écriture une feuille de papier, mais en modifiant les rapports réels des forces du pays.

 

Jusque là et en attendant, vous aurez appris, Messieurs, par cette conférence, pour votre usage quotidien et sans que j’en dis un mot, de quel besoins sont sortis les nouveaux projets militaires, l’augmentation de l’armée qu’on vous demande. Vous aurez de vous-mêmes, mis le doigt sur la source profonde d’où ces projets de loi sont issus.

 

La monarchie, Messieurs, a des serviteurs pratiques ; ce ne sont pas de beaux parleurs mais des serviteurs pratiques, comme vous devriez en désirer.

 

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[1] Ce texte est paru dans la revue « Quatrième Internationale » en français vers 1958, après le plébiscite de De Gaulle. Ceci est l’introduction de l’époque, non signée.