Je pense à toi qui as tant ri et tant souffert pendant six ans. Je revois la campagne de France 1940.
Tu dévalais en camion, en tank, en moto, depuis la Belgique aux Pyrénées. Tu te sentais si fort. Les pertes avaient été légères et tu avais vu Paris…le Paris d’avant guerre pour ainsi dire.
Sans être un bourgeois, mais un pauvre soldat de deuxième classe, tu as pu dévorer plus de pâtisseries que l’on ne peut l’imaginer. Tu as goûté tous les vins de France, et il y en a ! Tu as goûté toutes les variétés de cigarettes ; et puis, l’estomac satisfait, le cœur content, tu as pu faire une courte sieste sur les bords de la Loire, sous un beau soleil. Quelle chance, c’était en juin justement.
Pendant quelques heures, tu n’as pas envié les cigares et le champagne du feld-maréchal ; tu as méprisé la vaisselle d’or et la salle à manger de marbre du maréchal Goering, toi qui pouvais casser la croûte dans la belle campagne de France.
De beaux jours où tu t’es senti fier d’être Allemand, car tu n’avais pas à envier le plus riche. Et tu t’es moqué éperdument de la bonne ou mauvaise foi des dirigeants du Reich. Le résultat seul comptait et il était là : Champagne, pâté de Foie et Camels.
Je comprends cela, car je sais qu’aujourd’hui, des millions de Français partiraient avec joie attaquer n’importe quel pays de cocagne. Les arguments sur la justesse de la guerre seraient vite trouvés, pourvu que le combat ne dure pas trop longtemps et que dans ce pays le tabac ne soit pas rationné et les repas fastueux à dix francs sans ticket.
Puis tu as vu la Grèce, l’Italie et l’Afrique, puis l’immense Russie. Le vin doux devenait plus rare, mais il restait la fierté. Je comprends cela aussi. C’est en France qu’on a chanté pour la première fois la gloire des grenadiers « du Caire à Vilna ».
Les dures années sont venues pour toi et il est devenu nécessaire de se souvenir si la cause de la guerre était juste.
Le Führer disait : « Il n’y a pas de classes, il y a des peuples, des nations, des races. Il faut détruire les nations, les races inférieures ! » C’est logique, quand on est chauvin ou raciste.
Et tu t’es battu sur tous les fronts, avec acharnement, tandis que dans une Europe crucifiée, les chambres à gaz étaient instituées. Tous les peuples n’y ont pas passé, mais pendant que tu gelais tes mains et tes pieds en Russie, des millions de malheureux peuplaient les camps de concentration et mourraient dans les pires souffrances.
« C’est la guerre des races, pensais-tu, les races inférieures doivent disparaître ! » En commençant par les « élites » si tu es logique.
A présent, au terme d’une longue souffrance, tu dors ton dernier sommeil dans les ruines de Berlin, et je peux t’assurer, soldat allemand qui croyait en Hitler, que tu as été trompé. Ton Führer t’a menti avec les nations et les races.
J’ai des copains qui sont morts à Buchenwald, c’était des ouvriers. Mais, messieurs Gamelin, Daladier et compagnie ? Comment se fait-il que ces élites de la nation, de la race, n’aient pas été exterminées ? Ils reviennent !
Les petits juifs ont passé dans les chambres à gaz. Les banquiers juifs sont en bonne santé. Pour les Aryens, même chose !
Des dizaines de milliers de prolétaires français, les communistes en tête, ont goûté les balles des SS ; mais les « élites » françaises, les évêques, les généraux, les industriels, les douairières… Combien en manque-t-il à l’appel ?
Ô, dis-moi, « raciste », par quel hasard, mes « élites » n’ont-elles pas été choisies tout spécialement pour les camps d’extermination ?
On t’a menti à toi et à tes millions de frères qui dorment sous les champs de batailles d’Europe et d’Afrique. Vous n’êtes pas morts pour la nation allemande. Il y a des CLASSES. Et vous n’avez servi qu’à faire maintenir dans l’esclavage, les ouvriers et les paysans d’Europe. Vous avez détruit l’élite… l’Elite de la classe ouvrière !
C’est pour cela que tu as fait la guerre, c’est en tant que gendarme du capital que tu es mort. Et pourtant tu étais un prolétaire et ta vie n’avait pas toujours été rose.
Et pendant que les cloches sonnent le triomphe des peuples vainqueurs (qui n’auront même pas le champagne et le foie gras !) ; toi, tu dors sous une terre trop arrosée de sang…
Mort pour rien !
Mais, si dans ton sommeil éternel, tu peux avoir une ultime consolation, sache qu’il y a dans le monde des millions de crétins dans ton genre qui croient avoir gagné la guerre parce que ta mère cherche ses hardes dans les ruines de l’Allemagne…tandis que monsieur Krupp donne des interviews à la presse alliée au sujet de ses projets économiques d’après guerre, et que monsieur Von Papen se promène dans le beau jardin d’une villa de Reims. Tu sais… Reims… la ville du champagne.
Mon pauvre vieux…40 ou 50 millions de cadavres de travailleurs jonchent l’Europe… Oui, je compte aussi les prolétaires d’Allemagne ! Mais aux dernières nouvelles, les élites du monde bourgeois se portent bien ! Celles d’Allemagne également… naturellement !
André Calvès- Avril 1945