Histoire Romaine

 

PROLOGUE  1

CHAPITRE I 3

CHAPITRE II 3

CHAPITRE III 6

CHAPITRE IV   7

CHAPITRE V   9

CHAPITRE VI 11

CHAPITRE VII 13

CHAPITRE VIII 14

CHAPITRE IX   17

 

PROLOGUE

 

Il est généralement admis que la connaissance du passé nous aide à mieux comprendre le présent, et peut-être, à deviner l’avenir. On utilise même les mathématiques dans certains cas. Ainsi il a fallu près d’un million d’années pour passer du lancer manuel d’un caillou à l’utilisation de l’arc; de l’arc à l’arquebuse, une trentaine de millier d’années, de l’arquebuse à la mitrailleuse, trois petits siècles; de la mitrailleuse à la bombe atomique, une quarantaine d’années; de la bombe qui anéantit une ville à celle qui peut anéantir un pays, où en sommes nous ? Certains calculateurs pourraient le dire sans entrer dans le secret des laboratoires.

Mais le présent aussi peut nous aider à comprendre le passé. La façon dont Staline détruisit l’ancien parti bolchevique, tout en gardant le nom, et mena une politique diamétralement opposée à celle de Lénine, tout en embaumant ce dernier, devraient nous permettre de mieux comprendre de quelle manière les descendants des chrétiens des catacombes se firent fabriquer des tiares en or, des palais de marbre, et massacrèrent des millions de gens, tout en se réclamant de la bonté du Christ. Le présent peut donc nous aider à comprendre le passé. Et de plus, à nuancer les jugements d’écrivains de l’Antiquité qui étaient peu portés sur la rigueur scientifique. Ne leur jetons pas la pierre. Un Suétone est d’autant plus sévère pour un empereur, que ce dernier fit exécuter des aristocrates. Aujourd’hui encore, nombre d’historiens pleurent sur l’exécution de la princesse de Lamballe et règlent en une ligne le massacre de 30 000 ouvriers parisiens en 1871.

Donc, Suétone, dans son livre sur les douze Césars dépeint des personnages tellement déments qu’on peut se demander comment l’empire pouvait bien fonctionner, payer les légions, entretenir les routes et les ouvrages d’art avec de tels cinglés à sa tête. Certes, ils étaient sans doute cinglés, mais avec des nuances et des éclaircies. Comment un Suétone décrirait-il Hitler ? Il le montrerait déchirant à belles dents un déporté, or Hitler n’a, sans doute, jamais mis les pieds dans un camp de concentration. Il refusait même de visiter les ruines d’une ville bombardée. C était un être « sensible ». Ce qui ne l’empêchait pas d’être un affreux tyran et une sorte de dément.

Imaginez Suétone parlant des relations entre Giscard d’Estaing et Bokassa. Vous le verriez assistant aux souffrances des esclaves noirs qui creusaient la terre pour y chercher les diamants. Il ricanerait quand un de ces esclaves expirerait, en brandissant un diamant de 40 carats. Ensuite, il ferait un joyeux banquet en compagnie de ce même Bokassa, son « cousin », et devant une splendide baie vitrée, ils pourraient assister au massacre d’enfants de dix ans par des brutes policières. C’est impensable ! Giscard n’est pas un cruel, sauf peut-être à l’égard des éléphants. Pourtant c’est vrai, il revenait en France avec des diamants. Pourtant il dînait en devisant amicalement avec Bokassa. Pourtant il savait bien que c’était de véritables esclaves qui peinaient dans les mines de diamants. Il savait aussi que la police de Bokassa avait massacré des écoliers. Il savait sûrement un tas d’autres choses, mais il n’avait pas envie de savoir car c’était un « sensible ».

Donc, si Suétone a souvent raconté des choses justes, il faut introduire des nuances dans son récit. Il ne faut tout de même pas oublier que le peuple romain a pleuré Néron (et que Giscard d’Estaing s’est fait réélire député).

Dans beaucoup de domaines il est bon de voir le passé avec un regard neuf. De cette manière seulement, nous pouvons comprendre des tribuns du peuple romain qui exigeaient des jeux cruels dans les arènes pour maintenir le plein emploi. Ils n’avaient pas des arguments meilleurs, ni plus mauvais, que ceux des dirigeants syndicaux d’aujourd’hui qui tremblent à l’idée que le budget risque de ne pas permettre la mise en chantier d’un nouveau sous-marin nucléaire.

Au temps de la République romaine, un certain Verrès gouverna la Sicile par la terreur. Gros amateur d’œuvres d’art et de bijoux, il dépouilla beaucoup de monde et mit à mort les protestataires. A cette époque, Cicéron le dénonça très violemment, dans un splendide discours : « ...Je vais vous parler de ce que Verrès appelle sa manie, ses amis sa maladie et les Siciliens son brigandage... » A la suite de cette intervention, le Sénat, qui n’avait pas la délicatesse d’un gouvernement de gauche, obligea Verrès à restituer les biens mal acquis. Si cette affaire s’était déroulée sous l’Empire, elle aurait, sans doute, été entourée de beaucoup de mystère. Le parlement croupion qu’était devenu le Sénat n’en aurait pas parlé.

Un siècle plus tard, un Suétone aurait dû se livrer à des hypothèses très affreuses. Lesquelles ? Imaginons que Suétone nous parle de l’arrivée en France de monsieur Duvalier, ex-dictateur d’Haïti : « …Alors Reagan contacta Mitterrand : « Je t’expédie un p’tit gars qui ne fait plus le poids dans son pays. Il a volé beaucoup et massacré un tas de gens mais il m’a rendu divers services donc reçois-le bien. Attention, ce n’est pas un travailleur émigré ! Dis à tes flics de le saluer poliment et à la douane de ne pas tripoter ses valises de bijoux et de dollars. As-tu un hôtel convenable ? Arrange-toi aussi pour que ça ne fasse pas trop de bruit au parlement. » Mitterrand, toujours selon Suétone, aurait répondu : « Tu sais bien que je n’ai rien à te refuser. Pas de problème pour l’hôtel. J’ai en vue un splendide. Il suffit de déloger ceux qui l’occupent présentement. Question flics, as-tu jamais entendu qu’un seul arabe roi du pétrole avait été tabassé dans nos commissariats. Ne te fait pas de soucis pour la douane. Depuis quand le trafic d’or serait un problème pour le gratin de la société ? Le parlement ? Mais mon vieux, nous ne sommes plus au temps de Cicéron. »

---«Cicéron qui, dis-tu ? »

---« Ah oui, j’oubliais. Salut vieux cow-boy, et à charge de revanche. »

En fait nous savons bien qu’il n’y a pas eu ce genre de discours crapuleux. Comme disait jadis Marc Antoine, Mitterrand est un homme honorable et les hommes d’Etat n’ont pas besoin de longs discours pour se comprendre.

Décidément, un Suétone à vraiment beaucoup nuit à la compréhension de l’histoire. Parlant de l’Affaire Greenpeace, il n’aurait pas hésité à écrire que monsieur Charles Hernu avait du sang sur les mains. En vérité, monsieur Hernu avait simplement murmuré, comme pour lui-même : « Ce bateau est gênant. » Un général présent dans la salle s’était tourné vers un colonel en grommelant « Ce bateau nous emmerde ». La rumeur avait couru de bouche en bouche. Il avait même fallu rectifier car un imbécile de premier maître magasinier voulait débloquer trois tonnes de plastic. Mais avec un Suétone les générations futures auraient toujours ignoré que monsieur Hernu était très bien élevé, et qu’il était même socialiste !

J’ai donc écrit un petit récit, essayant de montrer que la plupart des romains de l’Antiquité étaient très proches de nous. Ou, si vous préférez, que beaucoup de nos actuels concitoyens sont très près des romains de l’Antiquité. Et je ne serai certainement pas démenti par madame Bouchardeau, qui, à l’instar des empereurs, a compris que l’interdiction de certains jeux cruels coûte plus cher au pouvoir en place que n’importe quelle guerre coloniale injuste et a permis à nos gladiateurs modernes de continuer à traquer le cerf et à massacrer les palombes. 

  JUIN 1986


 

CHAPITRE I

 

Marius aurait bien voulu déambuler mélancoliquement dans les rues de Rome, mais c’était difficile au milieu d’une foule braillant dans les langues les plus diverses. Seuls, les riches romains pouvaient sortir de la mêlée et vivre dans le calme. Seuls, ceux--là pouvaient méditer tranquillement sur les destinées de l’Empire. Le tout petit citoyen, style Marius, devait cohabiter à chaque minute, avec des étrangers de tous les horizons. Il faut bien avouer qu’un bon nombre de ces étrangers était pouilleux, abrutis ou arrogants, surtout ceux du nord. Difficile de ne pas devenir raciste en présence de gaulois qui pissaient tranquillement à deux mètres des latrines. Pourtant Marius n’était pas raciste.

Il faisait partie d’un groupe d’hommes aspirant à une république très large. C’est Flavius qui en avait eu l’idée. Flavius avait beaucoup lu et réalisé que Rome avait simplement picoré la culture d’un tas d’autres peuples, après les avoir soumis par les armes. Mais Rome ne s’était pas contenté de cela; Elle avait transformé ces peuples en esclaves et en clochards. Flavius avait noté qu’il suffit de trois générations pour que les descendants d’un grand philosophe soient transformés en illettrés lavant les chaussures des soldats. Un beau jour, l’arrière-petit-fils du philosophe partait, volontairement ou non en direction de Rome. Là, il admirait dans la bouche de grands dignitaires, certains des propos de son lointain grand-père. Et il se sentait tout petit, tout minable, et il avait honte de sa mystérieuse naissance. Il aurait donné son bras droit pour devenir citoyen romain

Devant chaque esclave abruti, devant chaque petit mendiant, Flavius songeait que la métamorphose inverse était possible. Il voulait organiser une milice internationale, seul moyen pour briser le pouvoir de l’aristocratie romaine, seul moyen d’édifier une Nouvelle République. Mais pour réaliser cela, que d’obstacles à vaincre ! Le plus minime était la police du régime, aussi curieux que cela ait pu paraître. Le plus grand était l’opinion des innombrables citoyens romains pauvres, le second était la méfiance naturelle des esclaves. Déjà, dans le passé et pour d’autres buts, Catilina s’était rendu compte que sans l’appui des esclaves il ne pourrait rien. Mais cherchant l’aide de ces derniers, il avait perdu celle des romains fauchés. Le plus minable coiffeur qui avait acheté deux gaulois pouvait bien crouler sous les taxes, il se figurait tout de même faire partie du peuple des seigneurs et refusait d’envisager une libération des esclaves. Ainsi, l’aristocratie régnait grâce à cette foule de petits porteurs d’actions.

Le groupe de Flavius avait tiré les leçons de l’expérience; d’abord un long travail de préparation : lutte contre le nationalisme et racisme; exploitation de toutes les situations où les citoyens subissaient le sort des esclaves; propagande en direction de cinq groupes : Romains, Gaulois, Balkaniques, Syro-égyptiens et Africains. Pour le moment l’organisation comprenait une douzaine de romains et trois ou quatre hommes de chacune des régions, Sauf les Gaulois qui semblaient tous rêver de devenir un jour citoyens romains par une fidèle adaptation aux seigneurs.

 

 

CHAPITRE II

 

Dès la troisième réunion secrète, Alcide l’Egyptien tira le bilan de ses contacts :

---Rien à faire avec les groupes juifs, ce sont les plus nationalistes. Ils pensent pouvoir régler tôt ou tard le compte de Rome et à leur seul profit. La poignée d’entre eux qui a rompu avec le nationalisme a sombré dans les superstitions d’un certain Christ. « Leur royaume n’est pas de ce monde ! », Ils prêchent la résignation et cela arrange plutôt les patriciens puisque leur discours s’adresse aux esclaves. Par contre, beaucoup d’entre eux prennent des positions terrestres sur diverses questions : refus du service militaire, diatribes sur cette « Grande Putain de Rome » qui périra par le feu du ciel. Néron n’est pas mauvais garçon mais ça va finir par l’agacer.

---Qui était ce Christ ?

---On en sait trop rien. Au temps de Tibère, ils étaient bien une bonne centaine à prêcher en Galilée. De temps en temps un petit miracle pour maintenir l’attention du public. Ça n’allait jamais jusqu’à l’assèchement de la Mer Rouge ou l’évaporation d’une garnison romaine mais ça aidait.

---Qu’est-il devenu ?

---Il a été crucifié comme pas mal d’autres. Il parait qu’il avait une bonne équipe de copains et un comportement sympathique à l’égard des pauvres et même des prostituées ! Ça choque toujours l’ordre établi. Comme il va de soi, chaque membre de l’équipe appelait Dieu « mon Père » et quand Christ disait cela, ça n’étonnait personne. Après sa mort, certains de ses partisans ont laissé entendre qu’il était un peu plus qu’un fils ordinaire, ce qui était vexant pour sa mère. On peut supposer que son père a poussé quelques coups de gueule. Mettez-vous à sa place ! D’autant plus qu’il n’était pas encore « chrétien », en supposant qu’il ne l’ait jamais été. En tout cas, l’astuce sur le « Fils » a permis le démarrage d’une religion. Ça surprendrait probablement ce Christ qui se croyait, semble-t-il, un bon juif, fidèle à la religion de ses ancêtres. On en est là !

---Et il recrute ?

---Forcément ! Fais un cours d’histoire, tu auras dix clients. Raconte les fables d’Esope, il en viendra cinq cents.

---En somme, ils peuvent recruter mais ils n’ont aucun avenir ?

---Aucun ! Bien entendu, comme pas mal de prophètes d’Asie ce Christ peut se faire récupérer. Un empereur peut s’y intéresser, garder tout ce qui concerne le salut éternel et supprimer les vilaines pensées sur le service militaire. On ne peut jamais jurer qu’on ne verra pas un jour des grands chefs, tout habillé d’or, coupant leurs adversaires en morceaux et s’appelant « chrétiens ».

---On peut tout imaginer mais je parle des chrétiens tels qu’ils se présentent aujourd’hui !

---Je réponds de nouveau. Aucun avenir !

---Donc ils ne nous gênent pas ?

---Tu parles ! Chaque fois que tu contactes un gars gagné par eux, c’est le même discours sur la non-violence. Ca va même plus loin que ça, et c’est un peu inquiétant. J’en ai vu un ramasser un terrible coup de pied par un policier. Il lui a fallu du temps pour se relever. Et bien, il avait un petit sourire béat, comme s’il dédiait son cul meurtri à son Dieu. Vous voyez cela ? La recherche du martyre ! Je sais bien qu’il n’y a pas des quantités d’hommes équilibrés dans Rome aujourd’hui. Mais ces gars là sont en train de faire une théorie du déséquilibre. Chaque coup de pied au cul vous rapproche de Dieu. Alors, la mise en croix, c’est la jouissance suprême ! Complètement malades ! Et ce genre de cinglés est bien capable de vous appliquer un jour, son remède : « Ce fut bon pour moi, ça doit l’être pour toi ! On va te faire approcher de Dieu à coups de pieds dans le cul ! Et si ça ne suffit pas... »

---Oh camarade ! On n’en est pas là. Pour l’instant, c’est eux qui en reçoivent ! Et il faut dénoncer cela.

---Tu ne leur feras même pas plaisir ! Des dingues, je vous dis !

---Bon, bon. A toi, Louis. Les gars qui sont originaires des Balkans ?

---Jamais résignés ! Faut- dire que Spartacus ne s’oublie pas vite et qu’à la croix de Christ Ils opposent les six mille qui furent plantées le long des voies romaines pour recevoir les survivants de l’armée des esclaves. Mais il est très difficile de leur faire avaler un front avec des romains.

---Oui, personne n’a dit que c’était simple. Et il est vrai que c’est d’abord aux romains de montrer l’exemple. Ainsi, nous avons commencé à mener le combat contre les spectacles des arènes. C’est toi, Pierre, qui a eu des contacts avec divers milieux.

---Oui. Des conversations avec des Patriciens d’abord. Une proportion honorable et cultivée considère que les spectacles du cirque sont dégradants. Quand on pousse un peu la discussion, on s’aperçoit que, pour l’écrasante majorité des Patriciens, c’est tout de même le meilleur moyen pour que le peuple se tienne tranquille et ne s’occupe pas de politique. Ils ne sont pas idiots ! Mais, au fond, ce n’est pas eux que nous voulons gagner...

---Et l’homme de la rue ?

---L’homme de la rue, il te répond froidement qu’il ne s’intéresse qu’au sport, qu’il ne fait pas de politique, que c’est de la merde, qu’il n’y a rien à comprendre. Que des hommes s’éventrent dans l’arène ou se fracassent avec leurs chars, c’est du sport ! Que des types soient livrés aux fauves, c’est que dans tous les cas ils devaient mériter la mort et tant qu’à faire, si ça peut distraire le peuple, c’est aussi bien! D’autant plus qu’ils peuvent avoir la chance inouïe de tomber un jour sur des lions d’humeur paisible ! Vous savez bien qu’un tas de miséreux râle parce que Néron préfère la poésie et ne multiplie pas les jeux du cirque. Il a quelques mérites; rien n’est plus dangereux que de décevoir les tueurs des jours fériés !

---Oui, dans un sens, la foule ne nous intéresse pas beaucoup. Le peuple, ce n’est pas tout à fait la foule. On ne peut pas contacter la foule. Par contre, on peut avoir des discussions utiles avec des hommes des diverses corporations. Et c’est bien ce que nous faisons. Tous ici sommes ouvriers ou artisans. Un seul, hélas, est issu de la corporation qui travaille pour l’armement. C’est pourtant un puissant rassemblement d’ouvriers qui fabrique l’équipement des légions. Il faut entendre leurs porte-parole ! Ils pleurnichent si le travail vient à manquer ! Tout juste s’ils ne traitent pas le pouvoir de dégonflé chaque fois qu’il retire une légion d’Asie Mineure. En somme, il ne leur vient pas à l’idée que les hommes pourraient être employés à autre chose ! Oh ! Ce sont des petits malins, faudrait pas croire que ce sont des brutes. Ils aspirent aussi à un monde meilleur, quelque chose à mi-chemin entre la terre et le royaume de Christ; « Mais, en attendant, mes amis, soyons réalistes : des lances, des arcs et des catapultes. »

---Hé ! Nous nous éloignons un peu du problème des arènes

---C’est pareil ! Il faut entendre certains dirigeants de la plèbe dénoncer les éléments aventuristes qui voudraient supprimer les jeux du cirque ! Tenez, j’ai recopié une harangue :

« Savez-vous qu’en Afrique plus de dix mille hommes trouvent un gagne-pain honnête en fabriquant des pièges, en les posant, en les surveillant pour ramener à Rome des quantités de lions, tigres et éléphants? Savez-vous que ces bêtes sont transportées dans des navires qui font vivre des milliers de marins et d’hommes des constructions navales ? Savez-vous qu’à Rome, la nourriture des fauves, l’entretien des arènes, les diverses tâches de surveillance et de réparation donnent du pain à d’autres milliers de travailleurs ? Au total, plus de cinquante mille ouvriers vivent des jeux du cirque ! Et on nous demanderait de laisser mourir de faim ces braves gens pour assurer la vie de quelques criminels ou fanatiques religieux ! Et qui prétend donner des leçons au Peuple ? Quelques fils de la gente patricienne qui n’ont évidemment pas besoin de cela pour mener la belle vie ! Non, non, le Peuple est majeur et saura répondre aux faux humanistes ! »

---Le fait est que ça décourage un peu ! Pourtant nous savons que tout cela ne peut finir que par un horrible « merdier ».

---Eh ! Ne peut-on pas dire que tous ces tribuns défendent les intérêts immédiats du Peuple ? Alors que nous, nous voulons défendre ses intérêts historiques.

---Oui, à la rigueur... Et pourtant non ! Trois fois non !

---Pourquoi ?

---Parce que les intérêts immédiats et historiques ne peuvent être séparés.

---Comment cela ? Dans l’immédiat, il mange !

---Oui, il mange. Mais à tout moment chacun peut se retrouver au milieu de l’arène. Quand la justice manque de criminels, elle en fabrique vite. Et puis il y a autre chose. Si, au lieu d’employer les termes « intérêts historiques et immédiats », tu disais qu’on lutte pour faire des hommes ! Alors tu conviendrais que ces tribuns de la plèbe ne préparent pas des hommes mais seulement des bêtes cruelles qui mangent à leur faim. Puis ces bêtes cruelles fabriquent des enfants qui seront à leur tour des bêtes. Quand, devant des atrocités quelqu’un te répond : « Je ne m’occupe pas de politique ! Je ne m’intéresse qu’au sport ! », Es-tu certain que tu t’adresses à un homme ?

 

CHAPITRE III

 

Depuis toujours les trois quarts de l’Hispanie échappent au contrôle romain. Il n’y avait pas grande chose à piller. Aussi les légions se sont contentées d’occuper les régions qui furent jadis carthaginoises, c’est à dire la bande côtière, sans oublier quelques secteurs miniers particulièrement juteux pour les hommes d’affaires romains. Or l’éternelle rébellion semble en train de gagner des zones considérées comme calmes, si on n’écoute pas les cris de douleur des esclaves. Néron qui évite d’ennuyer le peuple romain par la levée de nouvelles unités militaires, s’est contenté d’ordonner qu’une légion basée sur le Rhin traverse la Gaule et gagne l’Hispanie. Cette légion comprend un bon pourcentage de germains qui se battront là avec plus d’ardeur que contre leurs frères d’outre-Rhin.

Le groupe, alerté, expédie Jean par la voie maritime afin de contacter les révoltés et les inciter à surprendre la légion dans la région des Pyrénées. Jean est un affranchi d’origine carthaginoise. Pas question d’envoyer un romain qui risquerait sa peau avant d’avoir pu ouvrir la bouche.

Donc, sur un navire empli de diverses bricoles, de marchands, de fonctionnaires romains, Jean admire la côte méditerranéenne tout en grignotant une galette tirée de son sac. On a pu payer le voyage mais la nourriture n’est pas comprise. Tous les soirs on relâche dans une crique tranquille. Parfois il est possible de descendre à terre pour voir s’il n’y a pas quelques légumes bon marché ou de femmes « isolées ». Bref, le voyage serait agréable si on pouvait poser sa tête ailleurs que sur les pieds du voisin quand on veut dormir.

Les fonctionnaires romains ne fréquentent pas le menu peuple. Tout le jour, ils promènent un orgueilleux port de tête ennuyé d’un bout à l’autre du navire. Certains sont pourtant des fils d’affranchis. On les devine car ils se tiennent encore plus raides que les autres et s’écartent comme de la peste quand un matelot les frôle. Ils sont en train de fabriquer une race. Rude tâche de tous les instants. Jean les observe avec une sorte de plaisir. Le père de celui-là était sûrement germain. Peut-être a-t-il dénoncé au Maître un petit complot d’esclave ? Ces derniers ont été torturés puis égorgés, lui, affranchi. Peut-être Prétorien ensuite. Son fils se cherche à présent des ancêtres chez Romulus. Il arrivera; fruit du travail et de l’épargne.

Jean aurait pu embarquer sur un navire longeant la côte d’Afrique mais il veut débarquer dans le nord du pays. En outre l’autre ligne est assez dangereuse. Le pouvoir de Rome n’empêche pas de nombreux pirates d’exercer leur industrie. Assez souvent ils s’emparent des navires marchands, rendent les riches romains contre rançons et vendent le reste des passagers comme esclaves. Les acheteurs sont, bien sur, des romains. Tel affranchi napolitain peut très bien se retrouver esclave dans une mine de Sicile avec de très minimes perspectives d’avenir.

Le voyage tire à sa fin. C’est tout de même beaucoup plus court que la traversés de la Gaule à pieds et Jean garde une bonne longueur d’avance sur la légion. Comme tout le monde, avant de quitter le navire, il n’oublie pas de remercier les Dieux pour cette calme traversée. Avec quelque mérite il a su garder une petite bonbonne de vin scellée, passeport indispensable pour franchir un poste de légionnaires. Et le voici dans la brousse cherchant quelques racines comestibles et le contact avec les « partisans ».

 Il ne tarde pas ! Un javelot tombe à ses pieds ! Jean connaît les usages et s’assied sur une roche. Plusieurs hommes apparaissent et lui font signe de les suivre. Une petite heure de marche et Jean se trouve devant un chef parlant une langue assez compréhensible.

---Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Que veux-tu ?

---Je suis Jean, esclave affranchi. J’arrive de Rome. J’appartiens à un groupe d’hommes qui veut rétablir la république. Mais une république où tous les hommes seront citoyens quelle que soit leur origine. En attendant, nous voulons aider tous les peuples qui se soulèvent contre la tyrannie de l’Empire. Je suis venu t’avertir qu’une légion a quitté la Germanie et doit maintenant se trouver à une vingtaine de jours des Pyrénées. Elle ne s’attend pas à la guerre avant d’être entrée en Hispanie, il vous est donc possible de la surprendre en un lieu favorable.

---Je suis un lieutenant de Sorès, chef d’un peuple de quatre mille guerriers dont un certain nombre a déjà servi dans les unités romaines. Ton information nous sera très utile. Je vais envoyer des éclaireurs rapides pour situer cette légion. Par contre, vos problèmes ne sont pas les nôtres. Nous voulons simplement chasser les romains d’Hispanie et pour cela nous avons assez de soucis pour convaincre des peuples de la contrée qui ignorent même ce qu’est un Romain et qui risquent de se faire, tôt ou tard, anéantir au nom de leur sacro-sainte autonomie.

---Erreur ! Vos problèmes sont les nôtres ! Ecrasez cette légion, il en viendra deux autres. Vous ne voulez pas comprendre que l’affaire dépasse l’Hispanie et que vous devez nous aider.

---Comment vous aider ? Tu me dis que vous n’êtes qu’un groupe à Rome !

--Oui, tu as raison ! Ecrasez toujours cette légion, ce sera une bonne chose. Mais si vous pouvez éviter le massacre des prisonniers, si vous pouvez briser leur arrogance en leur expliquant vos soucis, ça nous rendrait un très grand service.

---Reste avec nous ! Tu verras la suite de l’histoire.

---Non, j’ai autre chose à faire, mais cette suite nous passionne. Je vais te donner un contact à Rome. Expédie un ou deux hommes de liaison après la bataille. Peut-être même plus tard, pourras-tu nous renvoyer des prisonniers romains, si tu considères que leur morgue est bien tombée. Salut !

---Deux hommes vont t’aider à regagner le port. Bonne chance !

 

CHAPITRE IV

 

Jean traîne un mois et se résigne à revenir en sauts de puce grâce à de petits navires qui font du cabotage le long de la Gaule. Il est capable de jeûner longtemps et connaît beaucoup de métiers manuels.

 Deux mois tout de même pour retrouver une Rome en pleine activité ! Des secours affluent vers Pompéi. Le Vésuve est entré en forte activité et les dégâts sont importants. Les prêtres de diverses religions supplient les Dieux de bien vouloir se pencher sur le cas des habitants de Pompéi. Des hommes avisés, revenus du secteur, estiment qu’il serait prudent d’évacuer les lieux. Le Vésuve ne semble pas avoir dit son dernier mot. Ils ne sont pas écoutés ! On ne quitte pas facilement les lieux heureux et les tombes des ancêtres. Et puis cinquante mille prières n’ont pas été récitées pour rien !

 Jean rend compte de sa mission. C’est l’occasion d’un débat :

---Dans la perspective, lointaine sans doute, d’un soulèvement et d’une victoire républicaine, faudrait-il conserver tous les territoires de l’Empire ou replier les armées sur l’Italie ?

---En ce cas il faudrait accepter longtemps une très forte pénurie de vivres. Pour le moment un million d’êtres humains environ vit à Rome et mange à peu près, grâce au blé d’Egypte et d’Afrique. Les petits paysans, ruinés par cette concurrence, ont quitté les terres pour vivre dans la capitale.

---En attendant que le mouvement inverse se produise, on risque de crever de faim ! Ça semble un problème inextricable ! Et pourtant, si on ne le fait pas volontairement, l’Histoire nous l’imposera à un prix encore plus élevé et avec quantité de massacres ! Déjà les légions comptent un nombre de plus en plus élevé d’étrangers. Le romain préfère les jeux du cirque en spectateur. Tôt ou tard, ces légions imposeront leur volonté. L’Empire éclatera !

---Et ce sera un grand bordel !

---Bien sûr, un grand bordel ! Que ce soit en Gaule ou en Afrique, l’Empereur n’a pas formé des professeurs mais des adjudants qui ne retiendront de la culture romaine que le demi-tour à droite et les jeux du cirque.

----Revenons à notre problème, dit Jean. Il me semble évident que la Nouvelle République ne pourra pas garder des territoires contre le vœu des populations. Agir ainsi serait cesser d’être nous-mêmes et nous obligerait à conserver des armées de mercenaires, avec tous les dangers que cela comporte.

Flavius objecte :

---Et si dans telle région, nos sympathisants sont minoritaires et menacés, en cas d’indépendance, d’être massacrés par les nobles locaux ?

Le fils du Carthaginois répond :

---Il faudra sûrement étudier les problèmes cas par cas. Mais surtout, il est essentiel que le jour où nous pourrons dire : « Les Républicains vous parlent », les peuples ne comprennent pas : « Les Romains vous ordonnent ! ».

Pierre prend la parole.

---Qui pourrait être en désaccord avec Jean ? Mais vous avez parlé tout à l’heure de professeurs et d’adjudants. Précisément je demande à deux d’entre vous de devenir des professeurs. J’ai eu contact avec quelques patriciens qui souhaiteraient que certains de leurs esclaves acquièrent une culture convenable et une connaissance de l’écriture. Ils manquent de scribes et de comptables. J’ai suggéré la création d’une école et assuré disposer de maîtres compétents. Proposition très bien accueillie ! Nous aurons un local, une vingtaine d’élèves gaulois, grecs et syriens.  Un salaire sera assuré pour trois professeurs. Il nous faut donc un lettré et un matheux. Deux heures de cours chaque jour. Flavius et Alcide devraient faire merveille. Je suis censé m’occuper de culture générale, un peu d’histoire et de géographie. Il va de soi que pendant un bon mois nous resterons sur le strict terrain de la légalité et que nous avancerons avec une prudence serpentine. Si nous ne réussissons pas à gagner cinquante pour cent de nos élèves autant renoncer à gagner Rome !

Flavius précise :

---Un dernier point, avant de nous séparer. Notre groupe est déjà dangereusement important. Il doit se scinder en deux. Je crois que chaque nouvelle équipe doit comprendre des hommes de chaque nationalité, Compte tenu du fait que ceux qui sont sur le même travail précis doivent se trouver dans le même groupe. Scindons-nous immédiatement et que le second groupe cherche un nouveau lieu de rendez-vous. Chaque groupe élira les hommes qui restent en contact. Faites à l’avenir la séparation quand vous atteindrez vingt hommes. Si nous progressons rapidement, faites la séparation avec cinq hommes car c’est au cours d’une croissance rapide que nous serons considérés comme dangereux.

 

CHAPITRE V

 

Le temps passe vite. Les élèves esclaves progressent rapidement. Mais sur les vingt, il y a un imprudent. Flavius et Joseph sont invités chez un Patricien qui les accueille très amicalement, mais se montre un peu surpris qu’il y ait eu dans la classe des relations de quasi-fraternité avec des esclaves.

---Il a été aussi question de république ! J’aspire à la république et une bonne partie du Sénat regrette le passé et supporte difficilement les caprices du despotisme. Mais j’ai l’impression que nous parlons de choses différentes quand nous employons le mot République.

Flavius sent qu’il est inutile de biaiser.

---En effet, nous souhaitons une République dont seront citoyens tous les hommes, qu’ils soient aujourd’hui esclaves, affranchis ou patriciens.

--- Ce désir vous honore, mais il me semble fou. Sa réalisation aboutirait à la chute de notre civilisation. Avez vous songé qu’il faut cent esclaves au travail pour qu’un homme fasse de la poésie, de l’histoire ou des mathématiques. Avez vous songé que sans l’esclavage il n’y aurait pas un seul aqueduc transportant l’eau à Rome. Seriez vous assez naïfs pour croire que les légions ont réalisé seules les superbes voies qui mènent en Bretagne, sur le Rhin ou qui sillonnent la Syrie et l’Afrique. En fait, elles ont dirigé, elles ont surveillé le travail de milliers d’esclaves. Sans esclaves, pas de luxe à Rome, même pas de thermes, même pas de pain.

Flavius rétorque en souriant :

---Pas de luxe, pas de thermes, pas de pain. Vous nous décrivez la situation telle qu’elle était sous cette république que vous semblez pourtant regretter. Rome était une ville totalement en bois dans laquelle les sénateurs se vantaient de mener une vie spartiate. Quelques figues et une galette ! Où étaient les thermes et les aqueducs ? Ce sont les guerres de conquête qui ont amené l’or et les esclaves. Mais ces guerres ont ruiné la petite paysannerie. Vous n’avez plus des citoyens, mais des clients. Ces guerres ont eu un autre résultat. Elles ont assuré la fortune d’une nouvelle couche sociale. Ces parvenus que vous méprisez détiennent l’or, les mines, le commerce maritime. Certes, ils ne créent pas grand chose en fait d’industrie mais ils deviennent immensément riches en pompant vers Rome la fortune du Monde. C’est leur puissance qui a provoqué votre déclin. C’est leur existence qui a tué votre République et donné naissance à l’Empire. Vous rêvez de la République, mais c’est l’esclavage aussi qui l’a tuée. Et pourtant vous considérez que vous ne pouvez pas vous en passer. Concédez d’ailleurs que nombre de patriciens sont discrètement devenus des marchands et que nombre de trafiquants se sont introduits dans le sénat avec l’appui de l’Empereur.

---Vous marquez un point. Mais vous n’avez pas répondu à la question principale. Sans l’esclavage, Rome ne mourra pas seulement de faim, mais l’empire s’écroulera. Vos citoyens feront-ils tourner les roues de moulins pendant quinze heures par jours ? J’en doute fort. Vos citoyens ramperont-ils pendant dix heures dans des galeries insalubres et dangereuses pour extraire du minerai de fer ? C’est loin d’être prouvé.

 Et avez vous songé aux conséquences de l’écroulement de l’Empire ?  Pour l’heure, grâce à nos voies de communication, à nos points de ravitaillement, à nos transports maritimes, à nos cartographes, une légion, et les marchands se rendent en moins de deux mois de Bretagne à Jérusalem. Vous pouvez vous promener avec une tranquillité relative dans tout le Bassin Méditerranéen. Même si aujourd’hui cela est battu en brèche par les Empereurs, Rome a apporté une innovation dans l’histoire de l’humanité : La loi plus forte que le privilège. C’est à Rome qu’il fut décidé que le général qui commettrait des atrocités à l’égard d’un peuple ennemi serait livré à ce peuple pour qu’il le juge.

---Peut-on citer beaucoup de cas de l’application de cette mesure ?

---Non, je vous l’accorde. Mais le simple fait de cette loi honore Rome car il n’y eut aucune loi semblable chez aucun autre peuple. Et il s’écoulera bien du temps avant qu’une assemblée de juristes gaulois, germains ou bretons ait seulement cette idée. Soyez assurés que si l’Empire éclatait, il ne faudrait pas beaucoup de générations pour que l’herbe recouvre nos routes, pour que les barbares allument leurs feux de joie avec nos milliers de livres et pour qu’un berger illettré regarde nos aqueducs en se demandant à quoi cela pouvait bien servir.

Pierre prit la parole :

---Nous avons tout à fait conscience de cette vérité. A votre première remarque, nous pouvons objecter ceci: Une grande partie du travail des esclaves pourrait être effectuée par des animaux, chevaux et bœufs et aussi par la puissance énorme de l’eau pour faire tourner les roues. Il ne s’agit pas de projet fantaisiste. Les savants grecs ont bien étudié la question, et cela existe déjà en quelques coins de l’Empire. Pourquoi n’est-ce pas généralisé ? A cause de la routine, l’esclave est si bon marché. Les légions en ramènent chaque jour ! Pourquoi progresser dans la recherche scientifique quand on a des esclaves ! Ce système barre la route à tout progrès.

 J’ajouterai qu’en dépit des propagandes intéressées, les peuples conquis ne sortaient pas du néant. Dans le cas des grecs, c’est évident ! Les Gaulois nous dépassaient dans le domaine de l’agriculture. Et imaginez qu’ils transportaient le vin et l’huile dans des récipients entièrement fabriqués en bois. Alors que nous en sommes toujours aux lourdes amphores de terre. Nous savons faire des bateaux où l’eau n’entre pas, les Gaulois faisait des récipients de bois d’où l’eau ne sort pas !

Nous avons effacé des civilisations, certes plus faibles que la notre, mais réelles et nous avons peine aujourd’hui à réaliser dans l’esclave apathique, le fils de celui qui construisait des récipients de bois contenant deux fois plus d’huile que nos amphores. Pour le reste, c’est vrai. Si nous ne pouvons pas régler le problème à Rome, l’Empire éclatera, tôt ou tard. Ce sera l’invasion des barbares ! Et quand je dis barbares, je ne veux pas entendre qu’ils seront plus cruels que la majorité de la Plèbe aujourd’hui, je reprends seulement votre terme. Il y aura peut-être une multitude de petits états qui rejetteront de Rome tout ce qui a été imposé, bon ou mauvais, y compris une grande partie de notre culture. N’en ayant plus l’emploi, ces peuples oublieront nos connaissances géographiques et ne comprendront pas l’intérêt de nos aqueducs. Peut-être finiront-ils par créer un nouvel Empire, avec des esclaves encore ! Peut-être l’humanité s’engagera-t-elle dans un nouveau chemin qui sera forcément long, mais le chemin actuel est bouché !

Le patricien sourit :

---Les choses ne vont pas si vite ! Rome est encore très solide, bien que, je vous le concède, il y règne parfois une odeur de moisi. Ainsi Néron a fait arrêter cinq familles patriciennes, soupçonnées de complot. En fait, il désirait depuis longtemps saisir leur fortune qui est grande. Il est souvent dangereux de devenir trop riche.

---Dangereux aussi de rester pauvre ! L’odeur de moisi nous est encore plus sensible.

Le patricien conclut :

---Restons en là, s’il vous plaît. Vous ne me convaincrez pas de renoncer à mes collections, ni à mes menus plaisirs, ni à mes belles esclaves, pas plus que vous ne convaincrez les gens de Pompéi de quitter une région pleine de dangers. Autant essayer de convaincre des poux de quitter une tête nourricière mais pleine de périls ! Soyez assurés de ma discrétion. Nous sommes dans une certaine mesure, assis, vous et moi, sur le cratère du Vésuve. Cela crée des liens et je vous préfère au vaniteux marchand qui affiche son patriotisme en faisant tinter ses sacs d’or. Soyez prudents ! Salut !

A nouveaux seuls, Flavius questionna Pierre.

---Pouvons nous lui faire confiance ?

---Je le crois. Le fait de nous dénoncer n’apporterait pas une énorme satisfaction au pouvoir et attirerait l’attention sur sa personne. La tendance maladive des policiers leur ferait songer : « Qu’a-t-il de si important à cacher ? ». Par contre, s’il était directement en danger il pourrait être tenté de donner des gages. Donc, comme il l’a si bien dit, soyons prudents.

 

CHAPITRE VI

 

« Demain, Grand Spectacle de Cirque ! ».

 La caserne des gladiateurs est pleine de monde. Des paris importants s’ouvrent sur les chances des plus connus. Les gladiateurs, assis sur de longs bancs, boivent en bavardant avec les visiteurs. Parmi eux, même quatre fils de la noblesse décavée, volontaires pour jouer leur vie à quitte ou double. De belles dames de la société tâtent les muscles des gladiateurs renommés qui en échange, leur tâtent les seins et les fesses ! Tout le monde rit gaiement. Celles qui sont négligées boudent comme si on ne les invitait jamais à danser. Bien des dames souhaiteraient faire immédiatement l’amour avec un gladiateur. Le voir ensuite périr ou vaincre dans l’arène leur provoquerait une nouvelle jouissance bien compréhensible. Mais les ordres des patrons sont formels. Aucun gladiateur n’a le droit de se retirer avec une femme ! Il doit rester en parfaite forme pour demain. Les parieurs y veillent d’ailleurs ! Ce n’est que partie remise. Les vainqueurs auront le droit à l’amour demain soir. Beau stimulant !

Le spectacle sera de qualité. D’abord combats entre condamnés à mort. Deux hommes entreront armés dans l’arène; le survivant affrontera un nouvel adversaire, et ainsi de suite... Quand on sait qu’il y a vingt deux condamnés, on devine que le survivant ne sera, sans doute, pas un des premiers. Si c’est pourtant le cas, la foule demandera sa grâce. Dans le cas contraire, le dernier sera tué à coups de flèches par des tireurs disposés parmi le public. Ensuite, petit intermède. Combat d’ours contre des lions et massacre de gazelles par des tigres. Spectacle assez peu goûté. Les bêtes sauvages ne se battent pas volontiers. Les tigres affamés mangent une ou deux gazelles et feraient la sieste s’ils n’étaient pas excités par le personnel de l’arène. Rien ne vaut des hommes pour s’étriper !

Les cadavres des animaux, achevés à coups de flèches, sont vite retirés. Le sable est ratissé. Le vrai spectacle commence ! D’abord certains gladiateurs, armés de poignards ou de sabres, vont affronter des ours puis des lions. En raison de son agressivité, c’est presque toujours l’homme qui gagne, mais si ses blessures sont très sérieuses, il est tout de même achevé à coups de massue. Enfin, les combats entre gladiateurs ! Un bon quart du public a joué de l’argent et il n’est pas prêt à pardonner celui qui lui ferait perdre.

Marius n’assistera pas au spectacle demain. Il se demande parfois s’il est tout à fait normal. Trente à quarante mille romains, dont une partie un peu ivre déjà, va se ruer sur les gradins. Marius se sent près de chacun et loin de tous. Ils vont hurler, jeter leurs derniers sesterces, baisser le pouce ou le lever pour réclamer la mort ou la grâce. Ils ne feraient pas le centième pour une noble cause, même pas pour leurs intérêts immédiats !

 Si l’Empereur est là, ils vont peut-être le huer et l’acclamer ensuite, à l’annonce d’une attraction imprévue. Quelques milliers d’entre eux dégringoleront dans l’arène et engageront un combat acharné contre les partisans d’un autre champion, puis contre la police. Il y aura des morts et des prisonniers, promis comme victimes aux prochains jeux. Ça ne fait rien, chaque fois le même spectacle recommence. Les plus âgés, les plus sages des citoyens avouent que la fête n’est pas complète s’il n’y a pas une bagarre sanglante avec la police. Certes, ils déplorent, mais c’est tellement amusant !

Tout au long des jours, chaque homme a accumulé l’humiliation de la ration de farine accordée dédaigneusement, ou les insultes du contremaître. Le seul endroit où l’on peut se défouler, c’est le cirque ! Ils ne sont pas rares, ceux qui viennent moins pour le spectacle de l’arène que dans l’espoir de régler quelques vieux comptes avec les habitants de tel quartier.

Marius offre à boire à un gladiateur qui ne semble pas trop partager l’euphorie générale. L’homme est assez grand, surtout très large d’épaules et a des cuisses puissantes. Marius parie qu’il est Thrace, l’homme est grec.

---Es-tu volontaire ?

---Si on veut. J’ai été prisonnier de guerre. Quand on a travaillé un an dans une carrière de pierre et vu mourir quelques camarades sous les coups ou sous les blocs de granit on peut être « volontaire », comme tu dis, pour n’importe quoi. Aujourd’hui je suis bien nourri et je fais l’amour de temps en temps.

---Mais ne crains-tu pas la mort ?

---Bien sûr que si. J’ai passé une bonne partie de ma vie à la craindre. La différence, c’est qu’avant, je la craignais tout en mangeant mal.

---Elle risque d’être plus rapide à présent !

---Je ne sais pas. Je te le répète, j’aurais au moins mangé à ma faim. Et si je suis vivant demain soir, je ferai sûrement l’amour. Non, je n’envie pas le mineur, pas du tout.

---Et la vie des autres ? Tu peux être amené à lutter contre un ami !

---C’est plus que rare. Nous combattons les élèves d’une autre école de gladiateurs. Parfois, il m’est arrivé de voir un visage que je trouvais amical, et j’ai engagé mollement le combat. Il faut entendre alors les hurlements de la foule ! Ça te saoule vraiment et ça t’excite. Fatalement tu deviens plus violent. Il est très possible que devant une foule muette, on irait s’asseoir sur le sable et on bavarderait ! Tu vois d’ici la gueule des parieurs !

---Sais tu qu’il y eu, jadis, une révolte d’esclaves dirigée par des gladiateurs ?

---Qui l’ignore ?

---Ne crois-tu pas qu’ils étaient excédés par leurs conditions de vie ?

Le gladiateur vida son gobelet et se donna le temps de la réflexion.

---Je crois d’abord que les conditions dans les écoles de gladiateurs étaient beaucoup plus dures qu’aujourd’hui. Je crois ensuite que l’écrasante majorité des révoltés n’étaient pas des gladiateurs.

---Non, mais ce sont eux qui ont démarré.

---Oui. Peut-être étaient-ils des prisonniers de fraîche date. Peut-être les meneurs étaient-ils d’une qualité exceptionnelle. Tous ont pourtant péri.

---C’est sûr. Mais ils se sont offerts des combats bien satisfaisants. On dit même qu’ils ont obligé des prisonniers romains à combattre dans une arène ! Ce fut sûrement très réjouissant.

---Comment expliques tu que, tout en ayant la possibilité, l’armée des esclaves ne quitta pas l’Italie et continua à guerroyer tout autour de Rome jusqu’à sa défaite.

---Difficile à dire. Si chacun avait voulu regagner sa contrée d’origine, ils auraient du se diviser et auraient été écrasés en détail. Sans doute aussi étaient-ils touchés par des choses plaisantes qui n’existaient pas chez eux. Rome n’est pas seulement la méchanceté des maîtres, c’est aussi un genre de vie. Ce sont de belles villas dont il vaut mieux s’emparer plutôt que des huttes de Gaule ou d’ailleurs. Il est possible aussi que leurs peuples d’origine n’auraient pas eu de place pour eux. Je suppose enfin que leurs chefs avaient imposé une très grande discipline.

 Tu sais que le mot « esclave » renferme mille nuances : il y a les nationalités et puis les emplois. En Sicile, lors d’une grande révolte, tous les esclaves précepteurs, scribes, cuisiniers, jardiniers se bâtirent aux cotés des maîtres romains contre les laboureurs, les portefaix et les mineurs. Rome ne tiendrait pas dix minutes sans diviser les tout petits en cent catégories. Mon nom est Marius. J’ai été heureux de discuter un peu avec toi.

---Mon nom est Civiax. J’ai été content aussi, bien qu’une telle conversation soit une très mauvaise préparation pour les combats de demain. Iras-tu voir ce spectacle ?

---Non, mais j’espère de tout coeur te revoir.

---Moi de même. Pas seulement pour me prouver que je serais encore en vie, mais que tu le seras également. Tu sembles avoir en tête bien des soucis dangereux.

Marius éclata de rire.

---Les grecs ont oublié de naître idiots ! Taisons nous à présent et buvons !

 

CHAPITRE VII

 

Marius ne put résister. Le lendemain, dès la fin du spectacle il se rendit à une sortie du cirque. Il apprit la mort du grec Civiax. Après un très beau combat victorieux qui avait beaucoup passionné le public, il avait du affronter un autre gladiateur et périr d’un coup de poignard dès les premières secondes. Le peuple se considérait comme volé.

Ayant employé le terme de « mort inutile », Marius se prit de querelle avec un spectateur qui soutenait que le légionnaire qui meurt anonymement, en allant emmerder les Germains de l’autre coté du grand fleuve apporte beaucoup moins de satisfactions au public que le gladiateur qui donne sa vie dans un beau combat sous les yeux de quarante mille témoins. Au lieu de rompre une discussion stérile, Marius soutint que le gladiateur et le légionnaire auraient pu vivre au moins cinquante ans et faire de beaux jardins fleuris. Ce fut l’interlocuteur qui s’éloigna en se frappant la tête.

Déjà la foule ne parlait que de la prochaine course de chars. De nombreux paris étaient pris. Beaucoup savaient avec précision la liste des participants. Leurs précédentes victoires, leurs chances. Bien des romains connaissaient les performances au cours des quinze dernières années. Parfois, il y avait des jeux de mémoire, avec prime pour les gagnants. C’était encourageant et ça exaltait le mode de vie romain. C’était une grande satisfaction pour le plus abruti des citoyens de songer que les barbares, aux confins de l’Empire, ignoraient tout ce qui fait la civilisation: le jeu et les paris!

Marius quitta lentement les parages de l’arène. Les bruits d’une bagarre dans une rue minuscule, attirèrent son attention. Des policiers qui avaient poursuivi une bande, venaient de tomber dans une sorte de guet-apens; un jeune garçon gisait à terre, un policier poignardé gémissait près de lui. Le deuxième garde, désarmé, demandait avec une certaine dignité qu’on lui laisse la vie. Ces deux policiers étaient des esclaves gaulois. Marius interrompit les hommes qui se préparaient à tuer en criant bien fort au policier : « Que fais-tu dans cette tenue ? »

--- Je dois assurer la paix dans la ville !

Les hommes ricanèrent.

---Qui te donne des ordres ?

----Mes chefs !

---Sont-ils pauvres ou riches ?

---Je ne sais pas. Plutôt riches sans doute.

---Et s’ils te donnent des ordres qui ne concernent pas la paix ? Par exemple, arrêter ou tuer quelqu’un qui leur déplaît. Obéiras-tu ?

--- Je dois obéir.

---Donc tu ne sers pas nécessairement la paix; tu sers les riches !

---Je n’ai pas l’instruction qui me permettrait de te répondre.

---Non, mais tu as la mémoire qui te permettrait de te rappeler de nous si nous te laissions en vie, après avoir exécuté ton collègue.

---Non, non. Je vous oublierai.

---Plus sûrement ainsi ! dit l’un des hommes en lui plongeant son poignard dans le ventre. Trois de ses amis l’imitèrent, puis se mirent à dépouiller les policiers de leur tenue. Marius demanda :

---Pourquoi vous poursuivaient-ils ?

Un homme agita son poignard :

---Il serait plus sage que tu l’ignores

---Plus sage en effet ! soupira Marius en continuant son chemin.

Il se sentait un peu responsable de la mort du second policier; mais tout en se creusant la tête, il n’aurait pas trouvé d’autre solution à proposer.

En approchant de son logis, il fut rattrapé par Jean qui lui annonça :

---Un Patricien a été assassiné par un de ses esclaves dans la banlieue nord. Selon l’ancienne affreuse coutume, les policiers ont massacré tout le personnel esclave, deux cent personnes ! Mais cette fois il y a de l’indignation dans le secteur. Tous les affranchis trouvent cette mesure infâme. De nombreux citoyens romains sont écoeurés. Contacte tous les copains que tu pourras joindre; fais écrire sur les murs : « Contre le crime ! Tous demain matin, porte nord ! » Simplement cela !

 

CHAPITRE VIII

 

Dès l’aube, Marius était sur place avec six camarades. La foule était là, curieuse ou passionnée. Il reconnut Jean à quelque distance. Un groupe cria : « Halte au crime ! Un homme vaut un homme ! » Et la foule reprit le cri. Bientôt il y eut trois à quatre mille personnes qui marchaient en hurlant le slogan. La manifestation dura plus d’une heure. Aucun soldat, aucun policier ne se montra. Plusieurs camarades se retrouvèrent ensuite, tout heureux d’avoir cessé d’être un simple groupe de propagande et d’avoir pu animer une action.

 Ils se séparèrent vite car, à coup sur, des mouchards rôdaient dans le secteur. Même si beaucoup de fonctionnaires impériaux désapprouvaient, dans le fond de leur coeur, le massacre cruel, héritage des traditions de la République Romaine, ils n’en étaient pas moins décidés à traquer tout groupe susceptible de devenir un pôle de ralliement pour le peuple. Chaque camarade se noya dans la foule qui à présent se différenciait. De vieux romains, absents ou muets précédemment, déploraient l’insécurité grandissante dans Rome. La mort de deux cents esclaves les touchait bien moins que celle d’un aristocrate ! Avec ce noble, c’était un peu de leur glorieux passé qui s’écroulait. Un vieillard braillait à présent :

---Celui qui a tué a été inspiré, encouragé par beaucoup d’autres ! Il y avait aussi ceux qui connaissaient le projet et qui n’ont rien dit ! Il y avait enfin ceux qui ne savaient rien alors que l’obligation de vigilance aurait du les inciter à savoir et à prévenir. Tous sont coupables ! De décadence en décadence on finira, vous verrez, par réclamer la suppression de la peine de mort ! Quelle époque !

Il conclut en jetant un regard craintif de droite à gauche :

---Sous la République, on n’aurait pas vu de telles choses. Aujourd’hui, on ne sait plus qui on côtoie, même au Forum !

Marius songea : Voilà un opposant d’un autre genre. Il regrette cette république qui était si démocratique pour les citoyens et si féroce pour les esclaves. Il ne fallait absolument pas que ces derniers franchissent le fossé ! Pourtant, le fossé a souvent été franchi depuis. Nombres d’esclaves étaient plus instruits que les romains. Beaucoup faisaient les travaux que les romains ne voulaient plus exécuter. Même flic !  Nombres d’affranchis sont devenus de vrais salauds millionnaires. Tout de même, de temps en temps, ils réalisent qu’en massacrant deux cents esclaves, c’est aussi eux que l’on menace.

Un jeune homme cria au vieillard :

---Il y a aujourd’hui deux cent une âmes de plus la haut ! Saurais- tu les distinguer les unes des autres ?

 Le réactionnaire s’éloigna en maugréant :

--- Quelle époque !

Marius ouvrit de grands yeux : Tiens, tiens, il y avait donc des chrétiens dans la manifestation. Sans doute plus nombreux que nos copains. Soyons donc modestes ! Ils avaient peut-être écrit des slogans eux aussi.

Il rattrapa le jeune homme.

---Oui je suis chrétien, et nous avions nombre de frères ici.

 Voyant l’interrogation dans les yeux de Marius, il ajouta :

--- Tu sais, nous n’avons pas un parti unique. Nous sommes même assez divisés. Pour mes amis et moi, Christ n’était pas un Dieu mais un homme. Homme d’autant plus admirable qu’il a donné sa vie pour tous les hommes.

---Tu sais, il n’était pas le seul, loin de là !

---Oui, mais lui a refusé jusqu’au bout la violence ! Il était admirable car il a su lutter jusqu’à la fin avec toutes les faiblesses d’un homme. Il avait contre lui l’église officielle et le poids du passé. C’est dur de supporter cela. Au dernier moment, sur la croix, il a dit à Dieu : « Pourquoi m’avez vous abandonné ? » C’est bien là le fait d’un homme, avec son héroïsme et ses craintes. Dis moi, s’il avait été Dieu lui-même, aurait-il eu un tel mérite ? Si j’étais Dieu je serais prêt à me faire crucifier cinquante fois par jour, et avec le sourire ! Non, je crains que ceux qui le déifient ne finissent par oublier le vrai fond de son enseignement.

Marius répondit

---Ce ne sera pas la première fois qu’on fabrique une idole avec un gars bien.

---C’est vrai, un gars bien ! On discute son enseignement, on l’approfondit. On essaie de devenir comme lui en se disant : « C’était un homme comme moi ». Mais comment imiter un Dieu ? C’est tout de suite décourageant ! On se dit : « Baissons la tête, humilions nous, récitons sagement les mots qui sauvent ».

---Au fait, ton Christ n’est pas le seul à avoir parlé sur une croix ! Il parait qu’un lieutenant de Spartacus a crié de sa croix aux soldats romains : « Je reviendrai et je serai des millions ! » Personnellement, j’aime mieux cette phrase que l’appel à un Dieu sourd.

---Si Dieu ne l’avait pas entendu, nous ne serions sans doute pas là. Mais il me semble que toi tu acceptes l’idée de violence et j’y suis catégoriquement opposé car elle ne peut apporter que le malheur à l’humanité.

---La violence, c’est comme un marteau : tu enfonces des clous ou tu casses des têtes ! Tout dépend de l’usage que tu veux en faire.

 Tout de même, c’est bien ma veine, soupira Marius, chaque fois que je rencontre un non violent il faut que ce soit un fauché ! Ce doit être une sorte de maladie qui ne sévit pas dans les classes riches !

---N’ironise pas. Nous avons gagné un Patricien. Ses esclaves sont devenus ses amis.

---Fais moi rire. Si vous l’avez gagné, il n’est plus patricien car il a donné tous ses biens. A moins qu’on les lui ait volés, assuré qu’il n’y avait pas de gourdin derrière les portes.

---En tout cas, j’ai fait un choix raisonné et j’y tiens.

---Tu crois ça. Si tu ne t occupes que de l’au-delà, peut-être, mais si tu t’inquiètes de ce qui se passe sur cette terre, il te faudra sûrement faire d’autres choix.

---Quels choix ?

---J’ai un ami qui est plutôt non violent de nature. Il a caché cinq esclaves évadés. C’était bien car il risquait la mort avec ses cinq protégés. Tu l’aurais fait aussi, j’en suis sur. Un jour, il remarque un mouchard qui observait et qui, de toute évidence, allait prévenir la police. Voilà mon ami devant un nouveau genre de choix. Soit il tue le mouchard, soit il est responsable de la mort de cinq êtres humains, aussi bien que s’il les égorgeait personnellement. Difficile de se référer à ton Christ qui parlait de tendre l’autre joue. Dans ce cas là mon ami aurait pris l’initiative de tendre, en plus de la sienne, la joue des autres ! Et quand je dis la joue...

---Qu’a fait ton ami ?

---Il a été très humain, il a tué le mouchard. Tu sais, je n’ai pas l’espoir de te convaincre par des mots. Mais je peux faire un long chemin avec un chrétien capable de descendre dans la rue pour la cause des esclaves. Salut.

 

CHAPITRE IX

 

Enchaînés, Flavius et deux autres camarades se tenaient debout, entourés de soldats devant un tribunal militaire. Le président prit la parole :

---Vous bénéficiez du privilège d’être citoyens romains et vous périrez sans douleur. Les six affranchis capturés en même temps que vous mourront dans le Cirque. Vous savez, je suppose, ce qui vous a conduit ici.

Flavius répondit :

---Nous en avons un pressentiment, mais nous serions heureux que tu précises.

---C’est très simple : Trahison envers l’Empereur ! Vous avez pris contact avec des rebelles ibères. Vous leur avez demandé de vous expédier des prisonniers acquis à vos idées. Ces stupides ibères semblaient peu connaître les idées en question. Ils ont été facilement trompés par un centurion. Tu vois que c’est tout simple. Ce qui est moins simple, c’est de savoir ce que vous vouliez exactement.

Cette fois Colioures prit la parole :

---Nous voulons créer une république dont tous les hommes pourront être citoyens. Une république sans esclaves. Notre travail essentiel était donc dans l’immédiat, l’éducation et la propagande.

---En somme, un projet très, très utopiste et qui prête à rire.

---Il semble que tu manques de sérieux, Président, car, en nous faisant couper la tête, tu vas persuader bien des gens que l’affaire n’était pas si risible.

Le Président reprit, d’un ton courroucé :

---Quelles sont vos relations avec la secte des chrétiens ?

---Quelques discutions, sans plus.

---Pourtant, il semble que vous avez des points de vue communs. Sur la question des esclaves, par exemple.

---Nous n’en sommes pas si surs que toi. La république qu’ils souhaitent doit se faire dans un autre monde. Je t’assure qu’ils ne représentent pas un danger pour l’empire.

---Tu ne dis pas toute la vérité. Nous en savons plus que tu ne l’imagines. Certains d’entre vous et des chrétiens ont été vus dans une récente manifestation.

---Il est possible que, dans quelques actions concrètes, des chrétiens n’attendent pas un royaume dans l’autre monde et cherchent à modifier ce monde-ci. Ils sont assez confus à mon avis.

---En tout cas, chaque fois qu’ils oublient « le Royaume des Cieux », ils se conduisent comme vous, en ennemis de l’Empire. Je n’ai aucune antipathie de principe à votre égard, je vous plains en un sens. Quelles perspectives pouvez-vous bien avoir ?

---Des perspectives ? Parlons simplement d’une volonté. Celle de vivre en bonne santé morale dans un monde malade. Rien que cela valait la peine de périr aujourd’hui plutôt que de traîner jusqu’à quatre-vingts ans avec des rhumatismes dans la cervelle.

---Vous serez morts dans une heure. Que restera-t-il de tout cela ?

---Oh non, nous ne serons pas morts !

---Tiens, donc. Croyez-vous à certaines théories asiatiques sur la survie ?

---Pas du tout, pas du tout. Mais je t’en prie, tu vas nous tuer dans une heure, n’ouvre pas un débat qui risque d’être fort long. Nous pouvons seulement t’assurer que toi, tu seras bien mort, après ta mort.

 

La réunion commença à l’heure précise par ces mots de Jean :

---Camarades, un groupe est tombé...