Il est généralement admis que
la connaissance du passé nous aide à mieux comprendre le présent, et peut-être,
à deviner l’avenir. On utilise même les mathématiques dans certains cas. Ainsi
il a fallu près d’un million d’années pour passer du lancer manuel d’un caillou
à l’utilisation de l’arc; de l’arc à l’arquebuse, une trentaine de millier d’années,
de l’arquebuse à la mitrailleuse, trois petits siècles; de la mitrailleuse à la
bombe atomique, une quarantaine d’années; de la bombe qui anéantit une ville à
celle qui peut anéantir un pays, où en sommes nous ? Certains calculateurs
pourraient le dire sans entrer dans le secret des laboratoires.
Mais le présent aussi peut
nous aider à comprendre le passé. La façon dont Staline détruisit l’ancien parti
bolchevique, tout en gardant le nom, et mena une politique diamétralement
opposée à celle de Lénine, tout en embaumant ce dernier, devraient nous
permettre de mieux comprendre de quelle manière les descendants des chrétiens
des catacombes se firent fabriquer des tiares en or, des palais de marbre, et
massacrèrent des millions de gens, tout en se réclamant de la bonté du Christ.
Le présent peut donc nous aider à comprendre le passé. Et de plus, à nuancer
les jugements d’écrivains de l’Antiquité qui étaient peu portés sur la rigueur
scientifique. Ne leur jetons pas la pierre. Un Suétone est d’autant plus sévère
pour un empereur, que ce dernier fit exécuter des aristocrates. Aujourd’hui
encore, nombre d’historiens pleurent sur l’exécution de la princesse de
Lamballe et règlent en une ligne le massacre de 30 000 ouvriers parisiens en
1871.
Donc, Suétone, dans son livre
sur les douze Césars dépeint des personnages tellement déments qu’on peut se
demander comment l’empire pouvait bien fonctionner, payer les légions,
entretenir les routes et les ouvrages d’art avec de tels cinglés à sa tête.
Certes, ils étaient sans doute cinglés, mais avec des nuances et des
éclaircies. Comment un Suétone décrirait-il Hitler ? Il le montrerait
déchirant à belles dents un déporté, or Hitler n’a, sans doute, jamais mis les
pieds dans un camp de concentration. Il refusait même de visiter les ruines d’une
ville bombardée. C était un être « sensible ». Ce qui ne l’empêchait
pas d’être un affreux tyran et une sorte de dément.
Imaginez Suétone parlant des
relations entre Giscard d’Estaing et Bokassa. Vous le verriez assistant aux
souffrances des esclaves noirs qui creusaient la terre pour y chercher les
diamants. Il ricanerait quand un de ces esclaves expirerait, en brandissant un
diamant de 40 carats. Ensuite, il ferait un joyeux banquet en compagnie de ce
même Bokassa, son « cousin », et devant une splendide baie vitrée,
ils pourraient assister au massacre d’enfants de dix ans par des brutes
policières. C’est impensable ! Giscard n’est pas un cruel, sauf peut-être
à l’égard des éléphants. Pourtant c’est vrai, il revenait en France avec des
diamants. Pourtant il dînait en devisant amicalement avec Bokassa. Pourtant il
savait bien que c’était de véritables esclaves qui peinaient dans les mines de
diamants. Il savait aussi que la police de Bokassa avait massacré des écoliers.
Il savait sûrement un tas d’autres choses, mais il n’avait pas envie de savoir
car c’était un « sensible ».
Donc, si Suétone a souvent
raconté des choses justes, il faut introduire des nuances dans son récit. Il ne
faut tout de même pas oublier que le peuple romain a pleuré Néron (et que
Giscard d’Estaing s’est fait réélire député).
Dans beaucoup de domaines il
est bon de voir le passé avec un regard neuf. De cette manière seulement, nous
pouvons comprendre des tribuns du peuple romain qui exigeaient des jeux cruels
dans les arènes pour maintenir le plein emploi. Ils n’avaient pas des arguments
meilleurs, ni plus mauvais, que ceux des dirigeants syndicaux d’aujourd’hui qui
tremblent à l’idée que le budget risque de ne pas permettre la mise en chantier
d’un nouveau sous-marin nucléaire.
Au temps de
Un siècle plus tard, un
Suétone aurait dû se livrer à des hypothèses très affreuses. Lesquelles ? Imaginons
que Suétone nous parle de l’arrivée en France de monsieur Duvalier, ex-dictateur
d’Haïti : « …Alors Reagan contacta Mitterrand : « Je t’expédie
un p’tit gars qui ne fait plus le poids dans son pays. Il a volé beaucoup et
massacré un tas de gens mais il m’a rendu divers services donc reçois-le bien.
Attention, ce n’est pas un travailleur émigré ! Dis à tes flics de le
saluer poliment et à la douane de ne pas tripoter ses valises de bijoux et de
dollars. As-tu un hôtel convenable ? Arrange-toi aussi pour que ça ne
fasse pas trop de bruit au parlement. » Mitterrand, toujours selon
Suétone, aurait répondu : « Tu sais bien que je n’ai rien à te
refuser. Pas de problème pour l’hôtel. J’ai en vue un splendide. Il suffit de
déloger ceux qui l’occupent présentement. Question flics, as-tu jamais entendu
qu’un seul arabe roi du pétrole avait été tabassé dans nos commissariats. Ne te
fait pas de soucis pour la douane. Depuis quand le trafic d’or serait un
problème pour le gratin de la société ? Le parlement ? Mais mon
vieux, nous ne sommes plus au temps de Cicéron. »
---«Cicéron qui, dis-tu ? »
---« Ah oui, j’oubliais.
Salut vieux cow-boy, et à charge de revanche. »
En fait nous savons bien qu’il
n’y a pas eu ce genre de discours crapuleux. Comme disait jadis Marc Antoine,
Mitterrand est un homme honorable et les hommes d’Etat n’ont pas besoin de
longs discours pour se comprendre.
Décidément, un Suétone à
vraiment beaucoup nuit à la compréhension de l’histoire. Parlant de l’Affaire
Greenpeace, il n’aurait pas hésité à écrire que monsieur Charles Hernu avait du
sang sur les mains. En vérité, monsieur Hernu avait simplement murmuré, comme
pour lui-même : « Ce bateau est gênant. » Un général présent
dans la salle s’était tourné vers un colonel en grommelant « Ce bateau
nous emmerde ». La rumeur avait couru de bouche en bouche. Il avait même
fallu rectifier car un imbécile de premier maître magasinier voulait débloquer
trois tonnes de plastic. Mais avec un Suétone les générations futures auraient
toujours ignoré que monsieur Hernu était très bien élevé, et qu’il était même socialiste !
J’ai donc écrit un petit
récit, essayant de montrer que la plupart des romains de l’Antiquité étaient
très proches de nous. Ou, si vous préférez, que beaucoup de nos actuels
concitoyens sont très près des romains de l’Antiquité. Et je ne serai
certainement pas démenti par madame Bouchardeau, qui, à l’instar des empereurs,
a compris que l’interdiction de certains jeux cruels coûte plus cher au pouvoir
en place que n’importe quelle guerre coloniale injuste et a permis à nos
gladiateurs modernes de continuer à traquer le cerf et à massacrer les
palombes.
JUIN 1986
Marius aurait bien voulu
déambuler mélancoliquement dans les rues de Rome, mais c’était difficile au
milieu d’une foule braillant dans les langues les plus diverses. Seuls, les
riches romains pouvaient sortir de la mêlée et vivre dans le calme. Seuls,
ceux--là pouvaient méditer tranquillement sur les destinées de l’Empire. Le
tout petit citoyen, style Marius, devait cohabiter à chaque minute, avec des
étrangers de tous les horizons. Il faut bien avouer qu’un bon nombre de ces
étrangers était pouilleux, abrutis ou arrogants, surtout ceux du nord.
Difficile de ne pas devenir raciste en présence de gaulois qui pissaient
tranquillement à deux mètres des latrines. Pourtant Marius n’était pas raciste.
Il faisait partie d’un groupe
d’hommes aspirant à une république très large. C’est Flavius qui en avait eu l’idée.
Flavius avait beaucoup lu et réalisé que Rome avait simplement picoré la
culture d’un tas d’autres peuples, après les avoir soumis par les armes. Mais
Rome ne s’était pas contenté de cela; Elle avait transformé ces peuples en
esclaves et en clochards. Flavius avait noté qu’il suffit de trois générations
pour que les descendants d’un grand philosophe soient transformés en illettrés
lavant les chaussures des soldats. Un beau jour, l’arrière-petit-fils du
philosophe partait, volontairement ou non en direction de Rome. Là, il admirait
dans la bouche de grands dignitaires, certains des propos de son lointain
grand-père. Et il se sentait tout petit, tout minable, et il avait honte de sa
mystérieuse naissance. Il aurait donné son bras droit pour devenir citoyen
romain
Devant chaque esclave abruti,
devant chaque petit mendiant, Flavius songeait que la métamorphose inverse
était possible. Il voulait organiser une milice internationale, seul moyen pour
briser le pouvoir de l’aristocratie romaine, seul moyen d’édifier une Nouvelle
République. Mais pour réaliser cela, que d’obstacles à vaincre ! Le plus
minime était la police du régime, aussi curieux que cela ait pu paraître. Le
plus grand était l’opinion des innombrables citoyens romains pauvres, le second
était la méfiance naturelle des esclaves. Déjà, dans le passé et pour d’autres
buts, Catilina s’était rendu compte que sans l’appui des esclaves il ne pourrait
rien. Mais cherchant l’aide de ces derniers, il avait perdu celle des romains
fauchés. Le plus minable coiffeur qui avait acheté deux gaulois pouvait bien
crouler sous les taxes, il se figurait tout de même faire partie du peuple des
seigneurs et refusait d’envisager une libération des esclaves. Ainsi, l’aristocratie
régnait grâce à cette foule de petits porteurs d’actions.
Le groupe de Flavius avait
tiré les leçons de l’expérience; d’abord un long travail de préparation :
lutte contre le nationalisme et racisme; exploitation de toutes les situations
où les citoyens subissaient le sort des esclaves; propagande en direction de
cinq groupes : Romains, Gaulois, Balkaniques, Syro-égyptiens et Africains.
Pour le moment l’organisation comprenait une douzaine de romains et trois ou
quatre hommes de chacune des régions, Sauf les Gaulois qui semblaient tous
rêver de devenir un jour citoyens romains par une fidèle adaptation aux
seigneurs.
Dès la troisième réunion
secrète, Alcide l’Egyptien tira le bilan de ses contacts :
---Rien à faire avec les
groupes juifs, ce sont les plus nationalistes. Ils pensent pouvoir régler tôt
ou tard le compte de Rome et à leur seul profit. La poignée d’entre eux qui a
rompu avec le nationalisme a sombré dans les superstitions d’un certain Christ.
« Leur royaume n’est pas de ce monde ! », Ils prêchent la
résignation et cela arrange plutôt les patriciens puisque leur discours s’adresse
aux esclaves. Par contre, beaucoup d’entre eux prennent des positions
terrestres sur diverses questions : refus du service militaire, diatribes
sur cette « Grande Putain de Rome » qui périra par le feu du ciel.
Néron n’est pas mauvais garçon mais ça va finir par l’agacer.
---Qui était ce Christ ?
---On en sait trop rien. Au
temps de Tibère, ils étaient bien une bonne centaine à prêcher en Galilée. De
temps en temps un petit miracle pour maintenir l’attention du public. Ça n’allait
jamais jusqu’à l’assèchement de
---Qu’est-il devenu ?
---Il a été crucifié comme
pas mal d’autres. Il parait qu’il avait une bonne équipe de copains et un
comportement sympathique à l’égard des pauvres et même des prostituées ! Ça
choque toujours l’ordre établi. Comme il va de soi, chaque membre de l’équipe
appelait Dieu « mon Père » et quand Christ disait cela, ça n’étonnait
personne. Après sa mort, certains de ses partisans ont laissé entendre qu’il
était un peu plus qu’un fils ordinaire, ce qui était vexant pour sa mère. On
peut supposer que son père a poussé quelques coups de gueule. Mettez-vous à sa place !
D’autant plus qu’il n’était pas encore « chrétien », en supposant qu’il
ne l’ait jamais été. En tout cas, l’astuce sur le « Fils » a permis
le démarrage d’une religion. Ça surprendrait probablement ce Christ qui se
croyait, semble-t-il, un bon juif, fidèle à la religion de ses ancêtres. On en
est là !
---Et il recrute ?
---Forcément ! Fais un
cours d’histoire, tu auras dix clients. Raconte les fables d’Esope, il en
viendra cinq cents.
---En somme, ils peuvent
recruter mais ils n’ont aucun avenir ?
---Aucun ! Bien entendu,
comme pas mal de prophètes d’Asie ce Christ peut se faire récupérer. Un
empereur peut s’y intéresser, garder tout ce qui concerne le salut éternel et
supprimer les vilaines pensées sur le service militaire. On ne peut jamais
jurer qu’on ne verra pas un jour des grands chefs, tout habillé d’or, coupant
leurs adversaires en morceaux et s’appelant « chrétiens ».
---On peut tout imaginer mais
je parle des chrétiens tels qu’ils se présentent aujourd’hui !
---Je réponds de nouveau.
Aucun avenir !
---Donc ils ne nous gênent pas ?
---Tu parles ! Chaque
fois que tu contactes un gars gagné par eux, c’est le même discours sur la
non-violence. Ca va même plus loin que ça, et c’est un peu inquiétant. J’en ai
vu un ramasser un terrible coup de pied par un policier. Il lui a fallu du
temps pour se relever. Et bien, il avait un petit sourire béat, comme s’il
dédiait son cul meurtri à son Dieu. Vous voyez cela ? La recherche du martyre !
Je sais bien qu’il n’y a pas des quantités d’hommes équilibrés dans Rome
aujourd’hui. Mais ces gars là sont en train de faire une théorie du
déséquilibre. Chaque coup de pied au cul vous rapproche de Dieu. Alors, la mise
en croix, c’est la jouissance suprême ! Complètement malades ! Et ce
genre de cinglés est bien capable de vous appliquer un jour, son remède :
« Ce fut bon pour moi, ça doit l’être pour toi ! On va te faire
approcher de Dieu à coups de pieds dans le cul ! Et si ça ne suffit
pas... »
---Oh camarade ! On n’en
est pas là. Pour l’instant, c’est eux qui en reçoivent ! Et il faut
dénoncer cela.
---Tu ne leur feras même pas plaisir !
Des dingues, je vous dis !
---Bon, bon. A toi, Louis.
Les gars qui sont originaires des Balkans ?
---Jamais résignés ! Faut-
dire que Spartacus ne s’oublie pas vite et qu’à la croix de Christ Ils opposent
les six mille qui furent plantées le long des voies romaines pour recevoir les
survivants de l’armée des esclaves. Mais il est très difficile de leur faire
avaler un front avec des romains.
---Oui, personne n’a dit que
c’était simple. Et il est vrai que c’est d’abord aux romains de montrer l’exemple.
Ainsi, nous avons commencé à mener le combat contre les spectacles des arènes.
C’est toi, Pierre, qui a eu des contacts avec divers milieux.
---Oui. Des conversations
avec des Patriciens d’abord. Une proportion honorable et cultivée considère que
les spectacles du cirque sont dégradants. Quand on pousse un peu la discussion,
on s’aperçoit que, pour l’écrasante majorité des Patriciens, c’est tout de même
le meilleur moyen pour que le peuple se tienne tranquille et ne s’occupe pas de
politique. Ils ne sont pas idiots ! Mais, au fond, ce n’est pas eux que
nous voulons gagner...
---Et l’homme de la rue ?
---L’homme de la rue, il te
répond froidement qu’il ne s’intéresse qu’au sport, qu’il ne fait pas de
politique, que c’est de la merde, qu’il n’y a rien à comprendre. Que des hommes
s’éventrent dans l’arène ou se fracassent avec leurs chars, c’est du sport !
Que des types soient livrés aux fauves, c’est que dans tous les cas ils
devaient mériter la mort et tant qu’à faire, si ça peut distraire le peuple, c’est
aussi bien! D’autant plus qu’ils peuvent avoir la chance inouïe de tomber un
jour sur des lions d’humeur paisible ! Vous savez bien qu’un tas de
miséreux râle parce que Néron préfère la poésie et ne multiplie pas les jeux du
cirque. Il a quelques mérites; rien n’est plus dangereux que de décevoir les
tueurs des jours fériés !
---Oui, dans un sens, la
foule ne nous intéresse pas beaucoup. Le peuple, ce n’est pas tout à fait la
foule. On ne peut pas contacter la foule. Par contre, on peut avoir des
discussions utiles avec des hommes des diverses corporations. Et c’est bien ce
que nous faisons. Tous ici sommes ouvriers ou artisans. Un seul, hélas, est
issu de la corporation qui travaille pour l’armement. C’est pourtant un
puissant rassemblement d’ouvriers qui fabrique l’équipement des légions. Il
faut entendre leurs porte-parole ! Ils pleurnichent si le travail vient à manquer !
Tout juste s’ils ne traitent pas le pouvoir de dégonflé chaque fois qu’il
retire une légion d’Asie Mineure. En somme, il ne leur vient pas à l’idée que
les hommes pourraient être employés à autre chose ! Oh ! Ce sont des
petits malins, faudrait pas croire que ce sont des brutes. Ils aspirent aussi à
un monde meilleur, quelque chose à mi-chemin entre la terre et le royaume de
Christ; « Mais, en attendant, mes amis, soyons réalistes : des
lances, des arcs et des catapultes. »
---Hé ! Nous nous
éloignons un peu du problème des arènes
---C’est pareil ! Il
faut entendre certains dirigeants de la plèbe dénoncer les éléments
aventuristes qui voudraient supprimer les jeux du cirque ! Tenez, j’ai
recopié une harangue :
« Savez-vous qu’en
Afrique plus de dix mille hommes trouvent un gagne-pain honnête en fabriquant
des pièges, en les posant, en les surveillant pour ramener à Rome des quantités
de lions, tigres et éléphants? Savez-vous que ces bêtes sont transportées dans
des navires qui font vivre des milliers de marins et d’hommes des constructions
navales ? Savez-vous qu’à Rome, la nourriture des fauves, l’entretien des
arènes, les diverses tâches de surveillance et de réparation donnent du pain à
d’autres milliers de travailleurs ? Au total, plus de cinquante mille
ouvriers vivent des jeux du cirque ! Et on nous demanderait de laisser
mourir de faim ces braves gens pour assurer la vie de quelques criminels ou
fanatiques religieux ! Et qui prétend donner des leçons au Peuple ? Quelques
fils de la gente patricienne qui n’ont évidemment pas besoin de cela pour mener
la belle vie ! Non, non, le Peuple est majeur et saura répondre aux faux humanistes ! »
---Le fait est que ça
décourage un peu ! Pourtant nous savons que tout cela ne peut finir que
par un horrible « merdier ».
---Eh ! Ne peut-on pas
dire que tous ces tribuns défendent les intérêts immédiats du Peuple ? Alors
que nous, nous voulons défendre ses intérêts historiques.
---Oui, à la rigueur... Et
pourtant non ! Trois fois non !
---Pourquoi ?
---Parce que les intérêts
immédiats et historiques ne peuvent être séparés.
---Comment cela ? Dans l’immédiat,
il mange !
---Oui, il mange. Mais à tout
moment chacun peut se retrouver au milieu de l’arène. Quand la justice manque
de criminels, elle en fabrique vite. Et puis il y a autre chose. Si, au lieu d’employer
les termes « intérêts historiques et immédiats », tu disais qu’on
lutte pour faire des hommes ! Alors tu conviendrais que ces tribuns de la
plèbe ne préparent pas des hommes mais seulement des bêtes cruelles qui mangent
à leur faim. Puis ces bêtes cruelles fabriquent des enfants qui seront à leur
tour des bêtes. Quand, devant des atrocités quelqu’un te répond :
« Je ne m’occupe pas de politique ! Je ne m’intéresse qu’au sport ! »,
Es-tu certain que tu t’adresses à un homme ?
Depuis toujours les trois
quarts de l’Hispanie échappent au contrôle romain. Il n’y avait pas grande
chose à piller. Aussi les légions se sont contentées d’occuper les régions qui
furent jadis carthaginoises, c’est à dire la bande côtière, sans oublier
quelques secteurs miniers particulièrement juteux pour les hommes d’affaires
romains. Or l’éternelle rébellion semble en train de gagner des zones
considérées comme calmes, si on n’écoute pas les cris de douleur des esclaves.
Néron qui évite d’ennuyer le peuple romain par la levée de nouvelles unités
militaires, s’est contenté d’ordonner qu’une légion basée sur le Rhin traverse
Le groupe, alerté, expédie
Jean par la voie maritime afin de contacter les révoltés et les inciter à
surprendre la légion dans la région des Pyrénées. Jean est un affranchi d’origine
carthaginoise. Pas question d’envoyer un romain qui risquerait sa peau avant d’avoir
pu ouvrir la bouche.
Donc, sur un navire empli de
diverses bricoles, de marchands, de fonctionnaires romains, Jean admire la côte
méditerranéenne tout en grignotant une galette tirée de son sac. On a pu payer
le voyage mais la nourriture n’est pas comprise. Tous les soirs on relâche dans
une crique tranquille. Parfois il est possible de descendre à terre pour voir s’il
n’y a pas quelques légumes bon marché ou de femmes « isolées ». Bref,
le voyage serait agréable si on pouvait poser sa tête ailleurs que sur les
pieds du voisin quand on veut dormir.
Les fonctionnaires romains ne
fréquentent pas le menu peuple. Tout le jour, ils promènent un orgueilleux port
de tête ennuyé d’un bout à l’autre du navire. Certains sont pourtant des fils d’affranchis.
On les devine car ils se tiennent encore plus raides que les autres et s’écartent
comme de la peste quand un matelot les frôle. Ils sont en train de fabriquer
une race. Rude tâche de tous les instants. Jean les observe avec une sorte de
plaisir. Le père de celui-là était sûrement germain. Peut-être a-t-il dénoncé
au Maître un petit complot d’esclave ? Ces derniers ont été torturés puis
égorgés, lui, affranchi. Peut-être Prétorien ensuite. Son fils se cherche à
présent des ancêtres chez Romulus. Il arrivera; fruit du travail et de l’épargne.
Jean aurait pu embarquer sur
un navire longeant la côte d’Afrique mais il veut débarquer dans le nord du
pays. En outre l’autre ligne est assez dangereuse. Le pouvoir de Rome n’empêche
pas de nombreux pirates d’exercer leur industrie. Assez souvent ils s’emparent
des navires marchands, rendent les riches romains contre rançons et vendent le
reste des passagers comme esclaves. Les acheteurs sont, bien sur, des romains.
Tel affranchi napolitain peut très bien se retrouver esclave dans une mine de
Sicile avec de très minimes perspectives d’avenir.
Le voyage tire à sa fin. C’est
tout de même beaucoup plus court que la traversés de
Il ne tarde pas ! Un javelot tombe à ses pieds !
Jean connaît les usages et s’assied sur une roche. Plusieurs hommes
apparaissent et lui font signe de les suivre. Une petite heure de marche et
Jean se trouve devant un chef parlant une langue assez compréhensible.
---Qui es-tu ? D’où
viens-tu ? Que veux-tu ?
---Je suis Jean, esclave
affranchi. J’arrive de Rome. J’appartiens à un groupe d’hommes qui veut
rétablir la république. Mais une république où tous les hommes seront citoyens
quelle que soit leur origine. En attendant, nous voulons aider tous les peuples
qui se soulèvent contre la tyrannie de l’Empire. Je suis venu t’avertir qu’une
légion a quitté
---Je suis un lieutenant de
Sorès, chef d’un peuple de quatre mille guerriers dont un certain nombre a déjà
servi dans les unités romaines. Ton information nous sera très utile. Je vais
envoyer des éclaireurs rapides pour situer cette légion. Par contre, vos
problèmes ne sont pas les nôtres. Nous voulons simplement chasser les romains d’Hispanie
et pour cela nous avons assez de soucis pour convaincre des peuples de la
contrée qui ignorent même ce qu’est un Romain et qui risquent de se faire, tôt
ou tard, anéantir au nom de leur sacro-sainte autonomie.
---Erreur ! Vos
problèmes sont les nôtres ! Ecrasez cette légion, il en viendra deux
autres. Vous ne voulez pas comprendre que l’affaire dépasse l’Hispanie et que
vous devez nous aider.
---Comment vous aider ? Tu
me dis que vous n’êtes qu’un groupe à Rome !
--Oui, tu as raison ! Ecrasez
toujours cette légion, ce sera une bonne chose. Mais si vous pouvez éviter le
massacre des prisonniers, si vous pouvez briser leur arrogance en leur
expliquant vos soucis, ça nous rendrait un très grand service.
---Reste avec nous ! Tu
verras la suite de l’histoire.
---Non, j’ai autre chose à
faire, mais cette suite nous passionne. Je vais te donner un contact à Rome.
Expédie un ou deux hommes de liaison après la bataille. Peut-être même plus
tard, pourras-tu nous renvoyer des prisonniers romains, si tu considères que
leur morgue est bien tombée. Salut !
---Deux hommes vont t’aider à
regagner le port. Bonne chance !
Jean traîne un mois et se
résigne à revenir en sauts de puce grâce à de petits navires qui font du
cabotage le long de
Deux mois tout de même pour retrouver une Rome
en pleine activité ! Des secours affluent vers Pompéi. Le Vésuve est entré
en forte activité et les dégâts sont importants. Les prêtres de diverses
religions supplient les Dieux de bien vouloir se pencher sur le cas des
habitants de Pompéi. Des hommes avisés, revenus du secteur, estiment qu’il
serait prudent d’évacuer les lieux. Le Vésuve ne semble pas avoir dit son
dernier mot. Ils ne sont pas écoutés ! On ne quitte pas facilement les
lieux heureux et les tombes des ancêtres. Et puis cinquante mille prières n’ont
pas été récitées pour rien !
Jean rend compte de sa mission. C’est l’occasion
d’un débat :
---Dans la perspective,
lointaine sans doute, d’un soulèvement et d’une victoire républicaine,
faudrait-il conserver tous les territoires de l’Empire ou replier les armées
sur l’Italie ?
---En ce cas il faudrait
accepter longtemps une très forte pénurie de vivres. Pour le moment un million
d’êtres humains environ vit à Rome et mange à peu près, grâce au blé d’Egypte
et d’Afrique. Les petits paysans, ruinés par cette concurrence, ont quitté les
terres pour vivre dans la capitale.
---En attendant que le
mouvement inverse se produise, on risque de crever de faim ! Ça semble un
problème inextricable ! Et pourtant, si on ne le fait pas volontairement,
l’Histoire nous l’imposera à un prix encore plus élevé et avec quantité de massacres !
Déjà les légions comptent un nombre de plus en plus élevé d’étrangers. Le
romain préfère les jeux du cirque en spectateur. Tôt ou tard, ces légions
imposeront leur volonté. L’Empire éclatera !
---Et ce sera un grand bordel !
---Bien sûr, un grand bordel !
Que ce soit en Gaule ou en Afrique, l’Empereur n’a pas formé des professeurs
mais des adjudants qui ne retiendront de la culture romaine que le demi-tour à
droite et les jeux du cirque.
----Revenons à notre
problème, dit Jean. Il me semble évident que
Flavius objecte :
---Et si dans telle région,
nos sympathisants sont minoritaires et menacés, en cas d’indépendance, d’être
massacrés par les nobles locaux ?
Le fils du Carthaginois répond :
---Il faudra sûrement étudier
les problèmes cas par cas. Mais surtout, il est essentiel que le jour où nous pourrons
dire : « Les Républicains vous parlent », les peuples ne comprennent pas :
« Les Romains vous ordonnent ! ».
Pierre prend la parole.
---Qui pourrait être en
désaccord avec Jean ? Mais vous avez parlé tout à l’heure de professeurs
et d’adjudants. Précisément je demande à deux d’entre vous de devenir des
professeurs. J’ai eu contact avec quelques patriciens qui souhaiteraient que
certains de leurs esclaves acquièrent une culture convenable et une
connaissance de l’écriture. Ils manquent de scribes et de comptables. J’ai
suggéré la création d’une école et assuré disposer de maîtres compétents.
Proposition très bien accueillie ! Nous aurons un local, une vingtaine d’élèves
gaulois, grecs et syriens. Un salaire
sera assuré pour trois professeurs. Il nous faut donc un lettré et un matheux.
Deux heures de cours chaque jour. Flavius et Alcide devraient faire merveille.
Je suis censé m’occuper de culture générale, un peu d’histoire et de
géographie. Il va de soi que pendant un bon mois nous resterons sur le strict
terrain de la légalité et que nous avancerons avec une prudence serpentine. Si
nous ne réussissons pas à gagner cinquante pour cent de nos élèves autant
renoncer à gagner Rome !
Flavius précise :
---Un dernier point, avant de
nous séparer. Notre groupe est déjà dangereusement important. Il doit se
scinder en deux. Je crois que chaque nouvelle équipe doit comprendre des hommes
de chaque nationalité, Compte tenu du fait que ceux qui sont sur le même
travail précis doivent se trouver dans le même groupe. Scindons-nous
immédiatement et que le second groupe cherche un nouveau lieu de rendez-vous.
Chaque groupe élira les hommes qui restent en contact. Faites à l’avenir la
séparation quand vous atteindrez vingt hommes. Si nous progressons rapidement,
faites la séparation avec cinq hommes car c’est au cours d’une croissance
rapide que nous serons considérés comme dangereux.
Le temps passe vite. Les
élèves esclaves progressent rapidement. Mais sur les vingt, il y a un
imprudent. Flavius et Joseph sont invités chez un Patricien qui les accueille
très amicalement, mais se montre un peu surpris qu’il y ait eu dans la classe
des relations de quasi-fraternité avec des esclaves.
---Il a été aussi question de
république ! J’aspire à la république et une bonne partie du Sénat
regrette le passé et supporte difficilement les caprices du despotisme. Mais j’ai
l’impression que nous parlons de choses différentes quand nous employons le mot
République.
Flavius sent qu’il est
inutile de biaiser.
---En effet, nous souhaitons
une République dont seront citoyens tous les hommes, qu’ils soient aujourd’hui
esclaves, affranchis ou patriciens.
--- Ce désir vous honore,
mais il me semble fou. Sa réalisation aboutirait à la chute de notre
civilisation. Avez vous songé qu’il faut cent esclaves au travail pour qu’un
homme fasse de la poésie, de l’histoire ou des mathématiques. Avez vous songé
que sans l’esclavage il n’y aurait pas un seul aqueduc transportant l’eau à
Rome. Seriez vous assez naïfs pour croire que les légions ont réalisé seules
les superbes voies qui mènent en Bretagne, sur le Rhin ou qui sillonnent
Flavius rétorque en souriant :
---Pas de luxe, pas de
thermes, pas de pain. Vous nous décrivez la situation telle qu’elle était sous
cette république que vous semblez pourtant regretter. Rome était une ville
totalement en bois dans laquelle les sénateurs se vantaient de mener une vie
spartiate. Quelques figues et une galette ! Où étaient les thermes et les aqueducs ?
Ce sont les guerres de conquête qui ont amené l’or et les esclaves. Mais ces
guerres ont ruiné la petite paysannerie. Vous n’avez plus des citoyens, mais
des clients. Ces guerres ont eu un autre résultat. Elles ont assuré la fortune
d’une nouvelle couche sociale. Ces parvenus que vous méprisez détiennent l’or,
les mines, le commerce maritime. Certes, ils ne créent pas grand chose en fait
d’industrie mais ils deviennent immensément riches en pompant vers Rome la
fortune du Monde. C’est leur puissance qui a provoqué votre déclin. C’est leur
existence qui a tué votre République et donné naissance à l’Empire. Vous rêvez
de
---Vous marquez un point.
Mais vous n’avez pas répondu à la question principale. Sans l’esclavage, Rome
ne mourra pas seulement de faim, mais l’empire s’écroulera. Vos citoyens
feront-ils tourner les roues de moulins pendant quinze heures par jours ? J’en
doute fort. Vos citoyens ramperont-ils pendant dix heures dans des galeries
insalubres et dangereuses pour extraire du minerai de fer ? C’est loin d’être
prouvé.
Et avez vous songé aux conséquences de l’écroulement
de l’Empire ? Pour l’heure, grâce à
nos voies de communication, à nos points de ravitaillement, à nos transports
maritimes, à nos cartographes, une légion, et les marchands se rendent en moins
de deux mois de Bretagne à Jérusalem. Vous pouvez vous promener avec une
tranquillité relative dans tout le Bassin Méditerranéen. Même si aujourd’hui
cela est battu en brèche par les Empereurs, Rome a apporté une innovation dans
l’histoire de l’humanité : La loi plus forte que le privilège. C’est à
Rome qu’il fut décidé que le général qui commettrait des atrocités à l’égard d’un
peuple ennemi serait livré à ce peuple pour qu’il le juge.
---Peut-on citer beaucoup de
cas de l’application de cette mesure ?
---Non, je vous l’accorde.
Mais le simple fait de cette loi honore Rome car il n’y eut aucune loi
semblable chez aucun autre peuple. Et il s’écoulera bien du temps avant qu’une
assemblée de juristes gaulois, germains ou bretons ait seulement cette idée.
Soyez assurés que si l’Empire éclatait, il ne faudrait pas beaucoup de générations
pour que l’herbe recouvre nos routes, pour que les barbares allument leurs feux
de joie avec nos milliers de livres et pour qu’un berger illettré regarde nos
aqueducs en se demandant à quoi cela pouvait bien servir.
Pierre prit la parole :
---Nous avons tout à fait
conscience de cette vérité. A votre première remarque, nous pouvons objecter
ceci: Une grande partie du travail des esclaves pourrait être effectuée par des
animaux, chevaux et bœufs et aussi par la puissance énorme de l’eau pour faire
tourner les roues. Il ne s’agit pas de projet fantaisiste. Les savants grecs
ont bien étudié la question, et cela existe déjà en quelques coins de l’Empire.
Pourquoi n’est-ce pas généralisé ? A cause de la routine, l’esclave est si
bon marché. Les légions en ramènent chaque jour ! Pourquoi progresser dans
la recherche scientifique quand on a des esclaves ! Ce système barre la
route à tout progrès.
J’ajouterai qu’en dépit des propagandes
intéressées, les peuples conquis ne sortaient pas du néant. Dans le cas des
grecs, c’est évident ! Les Gaulois nous dépassaient dans le domaine de l’agriculture.
Et imaginez qu’ils transportaient le vin et l’huile dans des récipients
entièrement fabriqués en bois. Alors que nous en sommes toujours aux lourdes
amphores de terre. Nous savons faire des bateaux où l’eau n’entre pas, les
Gaulois faisait des récipients de bois d’où l’eau ne sort pas !
Nous avons effacé des
civilisations, certes plus faibles que la notre, mais réelles et nous avons
peine aujourd’hui à réaliser dans l’esclave apathique, le fils de celui qui
construisait des récipients de bois contenant deux fois plus d’huile que nos
amphores. Pour le reste, c’est vrai. Si nous ne pouvons pas régler le problème
à Rome, l’Empire éclatera, tôt ou tard. Ce sera l’invasion des barbares ! Et
quand je dis barbares, je ne veux pas entendre qu’ils seront plus cruels que la
majorité de
Le patricien sourit :
---Les choses ne vont pas si vite !
Rome est encore très solide, bien que, je vous le concède, il y règne parfois
une odeur de moisi. Ainsi Néron a fait arrêter cinq familles patriciennes,
soupçonnées de complot. En fait, il désirait depuis longtemps saisir leur
fortune qui est grande. Il est souvent dangereux de devenir trop riche.
---Dangereux aussi de rester pauvre !
L’odeur de moisi nous est encore plus sensible.
Le patricien conclut :
---Restons en là, s’il vous
plaît. Vous ne me convaincrez pas de renoncer à mes collections, ni à mes menus
plaisirs, ni à mes belles esclaves, pas plus que vous ne convaincrez les gens
de Pompéi de quitter une région pleine de dangers. Autant essayer de convaincre
des poux de quitter une tête nourricière mais pleine de périls ! Soyez
assurés de ma discrétion. Nous sommes dans une certaine mesure, assis, vous et
moi, sur le cratère du Vésuve. Cela crée des liens et je vous préfère au
vaniteux marchand qui affiche son patriotisme en faisant tinter ses sacs d’or.
Soyez prudents ! Salut !
A nouveaux seuls, Flavius
questionna Pierre.
---Pouvons nous lui faire confiance ?
---Je le crois. Le fait de
nous dénoncer n’apporterait pas une énorme satisfaction au pouvoir et
attirerait l’attention sur sa personne. La tendance maladive des policiers leur
ferait songer : « Qu’a-t-il de si important à cacher ? ».
Par contre, s’il était directement en danger il pourrait être tenté de donner
des gages. Donc, comme il l’a si bien dit, soyons prudents.
« Demain, Grand
Spectacle de Cirque ! ».
La caserne des gladiateurs est pleine de
monde. Des paris importants s’ouvrent sur les chances des plus connus. Les
gladiateurs, assis sur de longs bancs, boivent en bavardant avec les visiteurs.
Parmi eux, même quatre fils de la noblesse décavée, volontaires pour jouer leur
vie à quitte ou double. De belles dames de la société tâtent les muscles des
gladiateurs renommés qui en échange, leur tâtent les seins et les fesses !
Tout le monde rit gaiement. Celles qui sont négligées boudent comme si on ne
les invitait jamais à danser. Bien des dames souhaiteraient faire immédiatement
l’amour avec un gladiateur. Le voir ensuite périr ou vaincre dans l’arène leur
provoquerait une nouvelle jouissance bien compréhensible. Mais les ordres des
patrons sont formels. Aucun gladiateur n’a le droit de se retirer avec une femme !
Il doit rester en parfaite forme pour demain. Les parieurs y veillent d’ailleurs !
Ce n’est que partie remise. Les vainqueurs auront le droit à l’amour demain
soir. Beau stimulant !
Le spectacle sera de qualité.
D’abord combats entre condamnés à mort. Deux hommes entreront armés dans l’arène;
le survivant affrontera un nouvel adversaire, et ainsi de suite... Quand on
sait qu’il y a vingt deux condamnés, on devine que le survivant ne sera, sans
doute, pas un des premiers. Si c’est pourtant le cas, la foule demandera sa
grâce. Dans le cas contraire, le dernier sera tué à coups de flèches par des
tireurs disposés parmi le public. Ensuite, petit intermède. Combat d’ours
contre des lions et massacre de gazelles par des tigres. Spectacle assez peu
goûté. Les bêtes sauvages ne se battent pas volontiers. Les tigres affamés
mangent une ou deux gazelles et feraient la sieste s’ils n’étaient pas excités
par le personnel de l’arène. Rien ne vaut des hommes pour s’étriper !
Les cadavres des animaux,
achevés à coups de flèches, sont vite retirés. Le sable est ratissé. Le vrai
spectacle commence ! D’abord certains gladiateurs, armés de poignards ou
de sabres, vont affronter des ours puis des lions. En raison de son
agressivité, c’est presque toujours l’homme qui gagne, mais si ses blessures
sont très sérieuses, il est tout de même achevé à coups de massue. Enfin, les
combats entre gladiateurs ! Un bon quart du public a joué de l’argent et
il n’est pas prêt à pardonner celui qui lui ferait perdre.
Marius n’assistera pas au
spectacle demain. Il se demande parfois s’il est tout à fait normal. Trente à
quarante mille romains, dont une partie un peu ivre déjà, va se ruer sur les
gradins. Marius se sent près de chacun et loin de tous. Ils vont hurler, jeter
leurs derniers sesterces, baisser le pouce ou le lever pour réclamer la mort ou
la grâce. Ils ne feraient pas le centième pour une noble cause, même pas pour
leurs intérêts immédiats !
Si l’Empereur est là, ils vont peut-être le
huer et l’acclamer ensuite, à l’annonce d’une attraction imprévue. Quelques
milliers d’entre eux dégringoleront dans l’arène et engageront un combat
acharné contre les partisans d’un autre champion, puis contre la police. Il y
aura des morts et des prisonniers, promis comme victimes aux prochains jeux. Ça
ne fait rien, chaque fois le même spectacle recommence. Les plus âgés, les plus
sages des citoyens avouent que la fête n’est pas complète s’il n’y a pas une
bagarre sanglante avec la police. Certes, ils déplorent, mais c’est tellement amusant !
Tout au long des jours, chaque
homme a accumulé l’humiliation de la ration de farine accordée dédaigneusement,
ou les insultes du contremaître. Le seul endroit où l’on peut se défouler, c’est
le cirque ! Ils ne sont pas rares, ceux qui viennent moins pour le
spectacle de l’arène que dans l’espoir de régler quelques vieux comptes avec
les habitants de tel quartier.
Marius offre à boire à un
gladiateur qui ne semble pas trop partager l’euphorie générale. L’homme est
assez grand, surtout très large d’épaules et a des cuisses puissantes. Marius
parie qu’il est Thrace, l’homme est grec.
---Es-tu volontaire ?
---Si on veut. J’ai été
prisonnier de guerre. Quand on a travaillé un an dans une carrière de pierre et
vu mourir quelques camarades sous les coups ou sous les blocs de granit on peut
être « volontaire », comme tu dis, pour n’importe quoi. Aujourd’hui
je suis bien nourri et je fais l’amour de temps en temps.
---Mais ne crains-tu pas la mort ?
---Bien sûr que si. J’ai
passé une bonne partie de ma vie à la craindre. La différence, c’est qu’avant,
je la craignais tout en mangeant mal.
---Elle risque d’être plus
rapide à présent !
---Je ne sais pas. Je te le
répète, j’aurais au moins mangé à ma faim. Et si je suis vivant demain soir, je
ferai sûrement l’amour. Non, je n’envie pas le mineur, pas du tout.
---Et la vie des autres ?
Tu peux être amené à lutter contre un ami !
---C’est plus que rare. Nous
combattons les élèves d’une autre école de gladiateurs. Parfois, il m’est
arrivé de voir un visage que je trouvais amical, et j’ai engagé mollement le
combat. Il faut entendre alors les hurlements de la foule ! Ça te saoule
vraiment et ça t’excite. Fatalement tu deviens plus violent. Il est très
possible que devant une foule muette, on irait s’asseoir sur le sable et on bavarderait !
Tu vois d’ici la gueule des parieurs !
---Sais tu qu’il y eu, jadis,
une révolte d’esclaves dirigée par des gladiateurs ?
---Qui l’ignore ?
---Ne crois-tu pas qu’ils
étaient excédés par leurs conditions de vie ?
Le gladiateur vida son
gobelet et se donna le temps de la réflexion.
---Je crois d’abord que les
conditions dans les écoles de gladiateurs étaient beaucoup plus dures qu’aujourd’hui.
Je crois ensuite que l’écrasante majorité des révoltés n’étaient pas des
gladiateurs.
---Non, mais ce sont eux qui
ont démarré.
---Oui. Peut-être étaient-ils
des prisonniers de fraîche date. Peut-être les meneurs étaient-ils d’une
qualité exceptionnelle. Tous ont pourtant péri.
---C’est sûr. Mais ils se
sont offerts des combats bien satisfaisants. On dit même qu’ils ont obligé des
prisonniers romains à combattre dans une arène ! Ce fut sûrement très
réjouissant.
---Comment expliques tu que,
tout en ayant la possibilité, l’armée des esclaves ne quitta pas l’Italie et
continua à guerroyer tout autour de Rome jusqu’à sa défaite.
---Difficile à dire. Si
chacun avait voulu regagner sa contrée d’origine, ils auraient du se diviser et
auraient été écrasés en détail. Sans doute aussi étaient-ils touchés par des
choses plaisantes qui n’existaient pas chez eux. Rome n’est pas seulement la
méchanceté des maîtres, c’est aussi un genre de vie. Ce sont de belles villas
dont il vaut mieux s’emparer plutôt que des huttes de Gaule ou d’ailleurs. Il
est possible aussi que leurs peuples d’origine n’auraient pas eu de place pour
eux. Je suppose enfin que leurs chefs avaient imposé une très grande
discipline.
Tu sais que le mot « esclave »
renferme mille nuances : il y a les nationalités et puis les emplois. En
Sicile, lors d’une grande révolte, tous les esclaves précepteurs, scribes,
cuisiniers, jardiniers se bâtirent aux cotés des maîtres romains contre les
laboureurs, les portefaix et les mineurs. Rome ne tiendrait pas dix minutes
sans diviser les tout petits en cent catégories. Mon nom est Marius. J’ai été
heureux de discuter un peu avec toi.
---Mon nom est Civiax. J’ai
été content aussi, bien qu’une telle conversation soit une très mauvaise
préparation pour les combats de demain. Iras-tu voir ce spectacle ?
---Non, mais j’espère de tout
coeur te revoir.
---Moi de même. Pas seulement
pour me prouver que je serais encore en vie, mais que tu le seras également. Tu
sembles avoir en tête bien des soucis dangereux.
Marius éclata de rire.
---Les grecs ont oublié de
naître idiots ! Taisons nous à présent et buvons !
Marius ne put résister. Le
lendemain, dès la fin du spectacle il se rendit à une sortie du cirque. Il
apprit la mort du grec Civiax. Après un très beau combat victorieux qui avait
beaucoup passionné le public, il avait du affronter un autre gladiateur et
périr d’un coup de poignard dès les premières secondes. Le peuple se
considérait comme volé.
Ayant employé le terme de
« mort inutile », Marius se prit de querelle avec un spectateur qui
soutenait que le légionnaire qui meurt anonymement, en allant emmerder les
Germains de l’autre coté du grand fleuve apporte beaucoup moins de
satisfactions au public que le gladiateur qui donne sa vie dans un beau combat
sous les yeux de quarante mille témoins. Au lieu de rompre une discussion
stérile, Marius soutint que le gladiateur et le légionnaire auraient pu vivre
au moins cinquante ans et faire de beaux jardins fleuris. Ce fut l’interlocuteur
qui s’éloigna en se frappant la tête.
Déjà la foule ne parlait que
de la prochaine course de chars. De nombreux paris étaient pris. Beaucoup
savaient avec précision la liste des participants. Leurs précédentes victoires,
leurs chances. Bien des romains connaissaient les performances au cours des
quinze dernières années. Parfois, il y avait des jeux de mémoire, avec prime
pour les gagnants. C’était encourageant et ça exaltait le mode de vie romain. C’était
une grande satisfaction pour le plus abruti des citoyens de songer que les
barbares, aux confins de l’Empire, ignoraient tout ce qui fait la civilisation:
le jeu et les paris!
Marius quitta lentement les
parages de l’arène. Les bruits d’une bagarre dans une rue minuscule, attirèrent
son attention. Des policiers qui avaient poursuivi une bande, venaient de
tomber dans une sorte de guet-apens; un jeune garçon gisait à terre, un
policier poignardé gémissait près de lui. Le deuxième garde, désarmé, demandait
avec une certaine dignité qu’on lui laisse la vie. Ces deux policiers étaient
des esclaves gaulois. Marius interrompit les hommes qui se préparaient à tuer
en criant bien fort au policier : « Que fais-tu dans cette tenue ? »
--- Je dois assurer la paix
dans la ville !
Les hommes ricanèrent.
---Qui te donne des ordres ?
----Mes chefs !
---Sont-ils pauvres ou riches ?
---Je ne sais pas. Plutôt
riches sans doute.
---Et s’ils te donnent des
ordres qui ne concernent pas la paix ? Par exemple, arrêter ou tuer quelqu’un
qui leur déplaît. Obéiras-tu ?
--- Je dois obéir.
---Donc tu ne sers pas
nécessairement la paix; tu sers les riches !
---Je n’ai pas l’instruction
qui me permettrait de te répondre.
---Non, mais tu as la mémoire
qui te permettrait de te rappeler de nous si nous te laissions en vie, après
avoir exécuté ton collègue.
---Non, non. Je vous
oublierai.
---Plus sûrement ainsi !
dit l’un des hommes en lui plongeant son poignard dans le ventre. Trois de ses
amis l’imitèrent, puis se mirent à dépouiller les policiers de leur tenue.
Marius demanda :
---Pourquoi vous
poursuivaient-ils ?
Un homme agita son poignard :
---Il serait plus sage que tu
l’ignores
---Plus sage en effet ! soupira
Marius en continuant son chemin.
Il se sentait un peu
responsable de la mort du second policier; mais tout en se creusant la tête, il
n’aurait pas trouvé d’autre solution à proposer.
En approchant de son logis,
il fut rattrapé par Jean qui lui annonça :
---Un Patricien a été
assassiné par un de ses esclaves dans la banlieue nord. Selon l’ancienne
affreuse coutume, les policiers ont massacré tout le personnel esclave, deux
cent personnes ! Mais cette fois il y a de l’indignation dans le secteur.
Tous les affranchis trouvent cette mesure infâme. De nombreux citoyens romains
sont écoeurés. Contacte tous les copains que tu pourras joindre; fais écrire
sur les murs : « Contre le crime ! Tous demain matin, porte nord ! »
Simplement cela !
Dès l’aube, Marius était sur
place avec six camarades. La foule était là, curieuse ou passionnée. Il
reconnut Jean à quelque distance. Un groupe cria : « Halte au crime !
Un homme vaut un homme ! » Et la foule reprit le cri. Bientôt il y eut
trois à quatre mille personnes qui marchaient en hurlant le slogan. La
manifestation dura plus d’une heure. Aucun soldat, aucun policier ne se montra.
Plusieurs camarades se retrouvèrent ensuite, tout heureux d’avoir cessé d’être
un simple groupe de propagande et d’avoir pu animer une action.
Ils se séparèrent vite car, à coup sur, des
mouchards rôdaient dans le secteur. Même si beaucoup de fonctionnaires
impériaux désapprouvaient, dans le fond de leur coeur, le massacre cruel,
héritage des traditions de
---Celui qui a tué a été
inspiré, encouragé par beaucoup d’autres ! Il y avait aussi ceux qui
connaissaient le projet et qui n’ont rien dit ! Il y avait enfin ceux qui
ne savaient rien alors que l’obligation de vigilance aurait du les inciter à
savoir et à prévenir. Tous sont coupables ! De décadence en décadence on
finira, vous verrez, par réclamer la suppression de la peine de mort ! Quelle
époque !
Il conclut en jetant un
regard craintif de droite à gauche :
---Sous
Marius songea : Voilà un
opposant d’un autre genre. Il regrette cette république qui était si
démocratique pour les citoyens et si féroce pour les esclaves. Il ne fallait
absolument pas que ces derniers franchissent le fossé ! Pourtant, le fossé
a souvent été franchi depuis. Nombres d’esclaves étaient plus instruits que les
romains. Beaucoup faisaient les travaux que les romains ne voulaient plus
exécuter. Même flic ! Nombres d’affranchis
sont devenus de vrais salauds millionnaires. Tout de même, de temps en temps,
ils réalisent qu’en massacrant deux cents esclaves, c’est aussi eux que l’on
menace.
Un jeune homme cria au vieillard :
---Il y a aujourd’hui deux
cent une âmes de plus la haut ! Saurais- tu les distinguer les unes des autres ?
Le réactionnaire s’éloigna en maugréant :
--- Quelle époque !
Marius ouvrit de grands yeux :
Tiens, tiens, il y avait donc des chrétiens dans la manifestation. Sans doute
plus nombreux que nos copains. Soyons donc modestes ! Ils avaient
peut-être écrit des slogans eux aussi.
Il rattrapa le jeune homme.
---Oui je suis chrétien, et
nous avions nombre de frères ici.
Voyant l’interrogation dans les yeux de
Marius, il ajouta :
--- Tu sais, nous n’avons pas
un parti unique. Nous sommes même assez divisés. Pour mes amis et moi, Christ n’était
pas un Dieu mais un homme. Homme d’autant plus admirable qu’il a donné sa vie
pour tous les hommes.
---Tu sais, il n’était pas le
seul, loin de là !
---Oui, mais lui a refusé
jusqu’au bout la violence ! Il était admirable car il a su lutter jusqu’à
la fin avec toutes les faiblesses d’un homme. Il avait contre lui l’église
officielle et le poids du passé. C’est dur de supporter cela. Au dernier
moment, sur la croix, il a dit à Dieu : « Pourquoi m’avez vous abandonné ? »
C’est bien là le fait d’un homme, avec son héroïsme et ses craintes. Dis moi, s’il
avait été Dieu lui-même, aurait-il eu un tel mérite ? Si j’étais Dieu je
serais prêt à me faire crucifier cinquante fois par jour, et avec le sourire !
Non, je crains que ceux qui le déifient ne finissent par oublier le vrai fond
de son enseignement.
Marius répondit
---Ce ne sera pas la première
fois qu’on fabrique une idole avec un gars bien.
---C’est vrai, un gars bien !
On discute son enseignement, on l’approfondit. On essaie de devenir comme lui
en se disant : « C’était un homme comme moi ». Mais comment
imiter un Dieu ? C’est tout de suite décourageant ! On se dit :
« Baissons la tête, humilions nous, récitons sagement les mots qui
sauvent ».
---Au fait, ton Christ n’est
pas le seul à avoir parlé sur une croix ! Il parait qu’un lieutenant de
Spartacus a crié de sa croix aux soldats romains : « Je reviendrai et
je serai des millions ! » Personnellement, j’aime mieux cette phrase
que l’appel à un Dieu sourd.
---Si Dieu ne l’avait pas
entendu, nous ne serions sans doute pas là. Mais il me semble que toi tu
acceptes l’idée de violence et j’y suis catégoriquement opposé car elle ne peut
apporter que le malheur à l’humanité.
---La violence, c’est comme
un marteau : tu enfonces des clous ou tu casses des têtes ! Tout
dépend de l’usage que tu veux en faire.
Tout de même, c’est bien ma veine, soupira
Marius, chaque fois que je rencontre un non violent il faut que ce soit un fauché !
Ce doit être une sorte de maladie qui ne sévit pas dans les classes riches !
---N’ironise pas. Nous avons
gagné un Patricien. Ses esclaves sont devenus ses amis.
---Fais moi rire. Si vous l’avez
gagné, il n’est plus patricien car il a donné tous ses biens. A moins qu’on les
lui ait volés, assuré qu’il n’y avait pas de gourdin derrière les portes.
---En tout cas, j’ai fait un
choix raisonné et j’y tiens.
---Tu crois ça. Si tu ne t
occupes que de l’au-delà, peut-être, mais si tu t’inquiètes de ce qui se passe
sur cette terre, il te faudra sûrement faire d’autres choix.
---Quels choix ?
---J’ai un ami qui est plutôt
non violent de nature. Il a caché cinq esclaves évadés. C’était bien car il
risquait la mort avec ses cinq protégés. Tu l’aurais fait aussi, j’en suis sur.
Un jour, il remarque un mouchard qui observait et qui, de toute évidence,
allait prévenir la police. Voilà mon ami devant un nouveau genre de choix. Soit
il tue le mouchard, soit il est responsable de la mort de cinq êtres humains,
aussi bien que s’il les égorgeait personnellement. Difficile de se référer à
ton Christ qui parlait de tendre l’autre joue. Dans ce cas là mon ami aurait
pris l’initiative de tendre, en plus de la sienne, la joue des autres ! Et
quand je dis la joue...
---Qu’a fait ton ami ?
---Il a été très humain, il a
tué le mouchard. Tu sais, je n’ai pas l’espoir de te convaincre par des mots.
Mais je peux faire un long chemin avec un chrétien capable de descendre dans la
rue pour la cause des esclaves. Salut.
Enchaînés, Flavius et deux
autres camarades se tenaient debout, entourés de soldats devant un tribunal
militaire. Le président prit la parole :
---Vous bénéficiez du
privilège d’être citoyens romains et vous périrez sans douleur. Les six
affranchis capturés en même temps que vous mourront dans le Cirque. Vous savez,
je suppose, ce qui vous a conduit ici.
Flavius répondit :
---Nous en avons un
pressentiment, mais nous serions heureux que tu précises.
---C’est très simple :
Trahison envers l’Empereur ! Vous avez pris contact avec des rebelles
ibères. Vous leur avez demandé de vous expédier des prisonniers acquis à vos
idées. Ces stupides ibères semblaient peu connaître les idées en question. Ils
ont été facilement trompés par un centurion. Tu vois que c’est tout simple. Ce
qui est moins simple, c’est de savoir ce que vous vouliez exactement.
Cette fois Colioures prit la parole :
---Nous voulons créer une
république dont tous les hommes pourront être citoyens. Une république sans
esclaves. Notre travail essentiel était donc dans l’immédiat, l’éducation et la
propagande.
---En somme, un projet très,
très utopiste et qui prête à rire.
---Il semble que tu manques
de sérieux, Président, car, en nous faisant couper la tête, tu vas persuader
bien des gens que l’affaire n’était pas si risible.
Le Président reprit, d’un ton
courroucé :
---Quelles sont vos relations
avec la secte des chrétiens ?
---Quelques discutions, sans
plus.
---Pourtant, il semble que
vous avez des points de vue communs. Sur la question des esclaves, par exemple.
---Nous n’en sommes pas si
surs que toi. La république qu’ils souhaitent doit se faire dans un autre
monde. Je t’assure qu’ils ne représentent pas un danger pour l’empire.
---Tu ne dis pas toute la
vérité. Nous en savons plus que tu ne l’imagines. Certains d’entre vous et des
chrétiens ont été vus dans une récente manifestation.
---Il est possible que, dans
quelques actions concrètes, des chrétiens n’attendent pas un royaume dans l’autre
monde et cherchent à modifier ce monde-ci. Ils sont assez confus à mon avis.
---En tout cas, chaque fois
qu’ils oublient « le Royaume des Cieux », ils se conduisent comme
vous, en ennemis de l’Empire. Je n’ai aucune antipathie de principe à votre
égard, je vous plains en un sens. Quelles perspectives pouvez-vous bien avoir ?
---Des perspectives ? Parlons
simplement d’une volonté. Celle de vivre en bonne santé morale dans un monde
malade. Rien que cela valait la peine de périr aujourd’hui plutôt que de
traîner jusqu’à quatre-vingts ans avec des rhumatismes dans la cervelle.
---Vous serez morts dans une
heure. Que restera-t-il de tout cela ?
---Oh non, nous ne serons pas
morts !
---Tiens, donc. Croyez-vous à
certaines théories asiatiques sur la survie ?
---Pas du tout, pas du tout.
Mais je t’en prie, tu vas nous tuer dans une heure, n’ouvre pas un débat qui
risque d’être fort long. Nous pouvons seulement t’assurer que toi, tu seras
bien mort, après ta mort.
La réunion commença à l’heure
précise par ces mots de Jean :
---Camarades, un groupe est
tombé...