Mort du Communisme
Chapitres
Le
Communisme est-il mort ? La Palisse dirait que pour être mort, il faut d’abord
avoir été vivant. «Oui, il était vivant !», clame toute la presse occidentale.
Il était vivant et il était abominable. «Oui il était vivant, ou en train de se
réaliser !», déclarent de nombreux militants des partis nommés
«communistes». Devant une telle unanimité, qui va de New York à Moscou, il peut
sembler audacieux d’avancer une idée contraire. Qui ne connaît l’histoire du
gars qui entre dans une salle immense où une foule clame : «Cinq plus cinq
égalent onze». On le somme de prendre parti; il répond : «cinq plus cinq
égalent dix». On le chasse aussitôt en le traitant de diviseur.
Je
m’excuse à l’avance auprès de ceux qui connaissent bien l’histoire du mouvement
ouvrier à la veille de la prise du pouvoir par les Bolcheviks, en octobre 1917,
mais il est impossible d’avancer sans rappeler quelques vérités.
Avant
1914, les socialistes, groupés au sein de la 2ème Internationale, estimaient
tous que la propriété privée des moyens de production (usines, mines etc)
devait être supprimée. Le monde du travail devait diriger l’économie, seul
moyen pour supprimer le chômage et les guerres.
A
cette époque, les grands leaders socialistes sont assez clairs. Jaurès écrit :
«Le capitalisme porte en lui la guerre comme les nuées portent l’orage.»
Le
grand dirigeant socialiste allemand Bebel affirme : «Ceux qui déclarent
que le socialisme peut être réalisé sans révolution nous prouvent qu’ils ne
savent pas ce qu’est le Socialisme, ou alors se moquent de nous.»
Le
dirigeant français Jules Guesde précise : «Pour la simple liberté de
conscience, il a fallu lutter des dizaines d’années, certes la Bible d’une main
mais le fusil dans l’autre. Pour les droits formels de l’homme il a fallu tirer
au canon dans tous les coins de l’Europe. Et pour les droits fondamentaux, les
droits sociaux de l’homme, cela pourrait se faire d’une autre manière ? Allons
messieurs, apportez vos références.»
A
la veille de la grande guerre, pas un congrès socialiste, en France ou en
Allemagne, ne s’achève sans une motion proclamant la nécessité de la révolution
en cas de guerre.
Que
va-t-il donc se passer, pour que survienne ce que Lénine appela «La rupture
entre la phrase et l’action?»
Il
faut noter qu’au début du XXème siècle, il y a une grande amélioration de la
condition ouvrière, du moins en Europe occidentale. Les syndicats se
multiplient, les partis ouvriers grandissent. En 1914, il y a 110 députés
socialistes au Reichstag. De tout cela naît, sans être bien exprimée, l’idée d’une
transition douce du capitalisme au socialisme, l’idée qu’il suffira d’une
majorité parlementaire pour décréter la victoire du socialisme. Une certaine
aristocratie ouvrière commence à y croire d’autant plus qu’elle oublie la
Commune de Paris et qu’elle n’entend pas les cris de douleur des esclaves
coloniaux.
Elle
a quelques excuses. Songeons qu’à une époque où le journal est le plus
formidable moyen d’information et de propagande, le mouvement socialiste
publiera sans trop grandes difficultés, des journaux socialistes (l’Humanité en
France et de nombreuses publications en Allemagne). Aujourd’hui, sous le règne
de la radio et de la télévision, c’est, pour un mouvement réellement
socialiste, une entreprise presque insurmontable que de lancer un quotidien.
Zinoviev
disait des socialistes réformistes : « Ils veulent faire cuire le
mouton, mais à petit feu, pour que le mouton ne s’en aperçoive pas.»
Aujourd’hui,
on ne peut même plus employer cette boutade à l’égard de ceux qui continuent à
s’intituler «socialistes réformistes». Ils sont devenus totalement végétariens !
A
la veille de la Grande Guerre, un seul parti n’est pas infesté par le
réformisme. En effet, le parti socialiste russe, toujours à demi clandestin,
est divisé entre majoritaires (bolcheviks) et minoritaires (mencheviks). Cela s’explique
parce que, sous l’autocratie féodale du Tsar, il est assez difficile d’imaginer
une transition douce vers un régime meilleur.
Beaucoup
de cadres socialistes russes ont dû émigrer en Occident, souvent après s’être
échappés de Sibérie. Un certain nombre d’entre eux est gagné par l’esprit
réformiste de collègues allemands ou français. Ils pensent, sans l’avouer, que
le Tsar concédera un jour un parlement souverain au sein duquel ils nageront
comme les amis occidentaux. D’autres socialistes russes ont étudié, à fond, les
problèmes de la révolution française et de la Commune de Paris. Ceux-là peuvent
dire aux premiers ce que Jaurès disait aux radicaux : «De la Révolution,
vous avez gardé les cendres. Nous avons gardé la flamme !»
Dès
le déclenchement de la première guerre mondiale, la 2ème Internationale
socialiste s’effondre. Ce fut même une surprise pour Lénine, exilé en Suisse.
Il crut tout d’abord que le journal socialiste allemand annonçant le vote des
crédits de guerre était un faux. Revenu de sa surprise, il critiqua violemment
la trahison des sociaux-démocrates. Ceux-ci répondirent dans leur journal
central : «Il est facile à un émigré sans responsabilité de prendre des
positions puristes, mais le parti socialiste allemand ne peut jouer sur un coup
de dés le sort d’un grand parti et de toutes ses maisons du peuple.» Lénine répliqua :
«Le socialisme n’est plus dans vos maisons du peuple où on le prostitue. Il est
en prison avec Karl Liebknecht, le seul député qui reste fidèle à l’internationalisme
prolétarien.»
Les
dirigeants socialistes français, qui avaient aussi voté les crédits de guerre,
ne manquèrent pas de citer avec hypocrisie et éloges, le comportement de
Liebknecht comme si ce dernier n’avait critiqué que le militarisme allemand.
La
canaillerie des dirigeants socialistes français mérite d’être soulignée quand
on sait qu’au lendemain de la guerre ils se réconcilièrent très vite avec ceux
qu’ils avaient nommés «Les socialistes du Kaiser» après que ces derniers eurent
fait assassiner Liebknecht et Rosa Luxemburg. Pendant quatre ans de boucherie
le vrai mot d’ordre de l’ex deuxième Internationale fut : «Ouvriers de
tous les pays, massacrez-vous.»
1917.
L’Empire Russe s’écroule. Notons tout de suite que la Révolution de février est
totalement spontanée. Tous les militants actifs sont en exil en Sibérie. Dans
une première étape les masses populaires font confiance aux libéraux et aux mencheviks.
Dans l’histoire de l’humanité il est classique d’appuyer ceux qui promettent la
fin de l’oppression sans grand conflit contre les oppresseurs. Aujourd’hui
encore nous constatons le succès de ceux qui promettent la félicité aux pauvres
sans inquiéter les riches. Il semble même que c’est le plus sûr chemin pour
devenir président de la république.
Mais,
dès le début de la révolution, les masses populaires renouent avec la tradition
de la révolution avortée de 1905. Dans tout le pays elles forment des Soviets,
c’est à dire des comités d’usine, de régiment, de village.
Au
début elles élisent comme présidents de soviets, des hommes qui font confiance
au gouvernement provisoire. Ce gouvernement s’intitule «Républicain». Il
proclame la volonté de continuer la guerre aux cotés des alliés français et
anglais. Il se garde de publier les accords secrets du Tsar concernant les
Dardanelles et autres lieux. Enfin, il est entendu qu’après la guerre, on
parlera du problème agraire. Avec une claire conscience de classe, les généraux
tsaristes acceptent de servir ce gouvernement.
Dans
une première étape, les députés bolcheviks, avec Kamenev et Staline revenus de
Sibérie apportèrent un soutien critique au gouvernement. Mais les attaques
désastreuses continuaient sur le front allemand et les désertions augmentaient.
Dans les régiments, les usines, les conflits se multipliaient, entre les
soviets et les cadres demeurés tsaristes. Pour leur part, les paysans,
méfiants, s’attaquaient aux propriétés féodales.
Lénine
et ses compagnons, revenus d’exil, combattirent le soutient critique donné au
gouvernement provisoire. Il gagna la majorité au sein du parti bolchevik, non
sans résistance de la part de ceux qui estimaient que ses thèses étaient
trotskistes.
Petit
à petit, les bolcheviks arrachèrent la présidence des principaux soviets. Ces
organismes et ceux du gouvernement se regardèrent comme chien et chat. Même si
les uns et les autres n’en avaient pas clairement conscience, le double pouvoir
ne pouvait durer. En fait les possédants avaient une plus claire conscience que
le peuple. Dans la France de 1945, il y a eu aussi un double pouvoir :
police face aux milices, juges de Vichy face aux tribunaux populaires. Mais
ceci est une autre histoire.
Nous
avons parlé de thèses trotskistes. De quoi s’agissait-il ?
Pendant
longtemps la quasi-totalité des socialistes russes avait considéré que la
Russie devait passer par l’étape capitaliste. Seul Trotsky pensait qu’à cause
de son retard historique, à cause de l’absence d’une bourgeoisie russe, la
classe ouvrière devait tenter de sauter cette étape. L’histoire oblige beaucoup
d’hommes à prendre l’avion sans avoir jamais utilisé une bicyclette.
Nous
arrivons donc à la grande question qui divisa, un temps, les bolcheviks et qui
divise encore bien des hommes aujourd’hui. Les bolcheviks et les soviets
devaient-ils prendre le pouvoir ? On sait que Kamenev et Zinoviev s’y
opposèrent et ne furent pas exclus d’un parti où Lénine n’était pas considéré
comme un dieu. Il y fut même souvent minoritaire.
Quels
étaient les arguments en présence ?
Contre
la prise du pouvoir :
Une
très faible industrie. Un prolétariat de moins de trois millions d’hommes, de
fraîche origine paysanne et d’une petite instruction. Une masse paysanne de
plus de cent millions d’hommes, illettrés à 90%, qui aspirent à la propriété et
ressusciteront le capitalisme comme un pommier donne naturellement des pommes.
Un tout petit parti bolchevik dont 500 militants à peine ont une véritable
culture occidentale.
Arguments
pour l’insurrection :
Nous
savons que nous périrons si la révolution ne gagne pas les pays industrialisés.
Mais l’insurrection est le meilleur moyen pour ébranler les masses d’occident
révoltées par cette guerre monstrueuse. Précisément, le prolétariat allemand
bouge. Nous ne voulons pas une révolution russe mais une révolution mondiale.
Raison
fondamentale : Avec ou sans nous, l’insurrection aura lieu car la corde se
tend à se rompre entre les soviets et le gouvernement. (Ce point fut dix fois
confirmé, en particulier par John Reed, qui note que les délégués d’un soviet
de régiment vinrent trouver le comité central du parti bolchevik pour dire :«Si
vous ne déclenchez pas l’insurrection, vous bolcheviks, vous êtes finis pour
nous!») Mais si le parti bolchevik ne prend pas la tête du mouvement, il se
réduira à une immense jacquerie et sera écrasé dans le sang, comme le furent
jadis les révoltes de Pougatchev et de Stenka Razine.
Tous
les cadres bolcheviks étaient imprégnés par l’histoire de la Commune de Paris
et, ne se contentant pas de la vénérer, avaient étudié ses erreurs qui
consistaient, entre autres, à ne pas écraser Versailles quand cela était
possible.
Le
principe de l’insurrection fut donc adopté. Il faut toutefois noter que c’est
la réaction qui eut l’initiative. Le général tsariste Kornilov tenta d’écraser Petrograd
et de renverser dans le même élan le gouvernement provisoire. Il échoua
lamentablement. Il devint très clair pour des millions d’ouvriers et de soldats
que la partie ne se jouait pas entre soviets et démocratie bourgeoise, mais
entre soviets et réaction féodale.
La
révolution d’octobre eut lieu pratiquement sans une goutte de sang versé. Elle
fut symbolisée par le soldat en faction disant : «Je n’obéis plus au
gouvernement mais au soviet.»
La
presse bourgeoise continua à paraître de longs mois. Les officiers les plus
réactionnaires furent libérés sous promesse de ne pas combattre le pouvoir
soviétique. Ils s’empressèrent d’aller former les armées blanches aux
frontières.
La
guerre mondiale continuait. Lénine lança un appel à tous les belligérants afin
qu’ils entament des pourparlers de paix. Il ne fut pas entendu. Le gouvernement
soviétique dut accepter l’affreux traité de Brest-Litovsk car l’armée russe n’existait
plus. Le soldat russe paysan désertait et regagnait son village afin de ne pas
être absent lors du partage des terres.
A
ceux des bolcheviks qui s’opposaient au traité, en disant que le soldat russe n’avait
pas voté cela, Lénine répondit : «Il vote avec ses pieds, il s’en va.»
Pendant
toute cette période le parti bolchevik vécut dans l’espoir d’une révolution
allemande. Ce n’est pas une fois, mais cent fois que Lénine répéta : «Si
nous restons isolés, nous périrons.»
Dans
le peu de temps qui lui restait à vivre, il ne pouvait pas prévoir les caprices
de l’histoire. L’URSS ne fut pas écrasée, mais une nouvelle couche sociale se
forma et engendra des rejetons très très loin des idées socialistes.
La
guerre civile dura jusqu’en 1922. Le monde capitaliste tout entier versa son or
et le sang des soldats pour tenter d’écraser l’URSS. La victoire ne fut pas
simplement acquise par l’héroïsme d’une nouvelle armée rouge organisée par
Trotsky, mais parce que cette armée eut un comportement internationaliste et ne
cessa de s’adresser aux prolétaires d’en face. C’est pourquoi Allemands, Français,
Anglais et Américains expédiés en Russie pour aider les Blancs se mutinèrent et
refusèrent de tuer la nouvelle Commune.
En
1922, l’URSS survivait au milieu d’innombrables destructions, mais la
révolution allemande, celle du pays le plus industrialisé d’Europe avait été
écrasée avec la complicité du parti socialiste, de ces gens qui pour tromper
les ouvriers, étaient capables de chanter l’Internationale, mais qui, dans le
privé, confiaient comme le dirigeant Ebert : «Je hais la révolution comme
le péché.»
En
1925, la bourgeoisie allemande, remise en selle, se permit d’accuser Ebert d’avoir
chanté l’Internationale, en 1918, devant les marins rouges de Kiel. Il répondit
que c’était le seul moyen de se faire entendre. De même que Blum répondit, en
1941, aux juges pétainistes de Riom : «Sans moi, en 1936, c’était
peut-être la révolution sociale.»
Aujourd’hui,
quand les leaders socialistes feignent de s’indigner devant les crimes des
staliniens, il est nécessaire de rappeler que le stalinisme fut l’enfant
légitime de ces socialistes qui ont provoqué la dégénérescence de l’URSS en
combattant la révolution dans les pays industrialisés.
La
Russie subit la guerre de 1914 à 1922. Elle en sortit ruinée. En de nombreux
endroits, la famine régnait.
Pour
triompher, les bolcheviks durent constituer un appareil d’état :
fonctionnaires, police, armée.
Ici
se pose une nouvelle question. De nombreux bolcheviks et anarchistes se
dressèrent contre cette bureaucratie nouvelle.
On
relate que Lénine s’adressant à des militants, leur montre un employé qui, dans
la rue, se rend à son travail. «C’est peut-être un blanc; c’est même sûrement
un blanc. Mais il connaît le travail qu’il va accomplir et nous ne le
connaissons pas.»
C’est
le fondateur de l’Armée Rouge qui souligne que cette armée fut un élément
important de la bureaucratisation : «Celui qui apprit à lire à l’armée
revint au village auréolé par les victoires et acquit un rôle dirigeant. Il eut
naturellement tendance à diriger le village avec des méthodes qui, au régiment,
avaient permis la victoire.»
Avec
le temps, les «plus» risquaient de se transformer en «moins».
On
peut prendre le problème de l’armée comme le meilleur symbole du sujet qui nous
préoccupe.
Pour
la former, Trotsky dut faire appel à de nombreux officiers de l’ancienne armée
tsariste. Chaque officier technicien fut, en principe, contrôlé par un militant
bolchevik.
Des
opposants à l’organisation militaire soulignèrent devant Lénine, les quelques
cas de trahison d’officiers.
Lénine
rapporta le fait devant Trotsky et demanda combien d’ex officiers servaient
dans l’Armée Rouge. 40 000 ! Devant ce chiffre, Lénine approuva
pleinement Trotsky.
Sans
cet appareil militaire, la révolution eut été écrasée par ses nombreux ennemis
instruits.
Il
était donc moins question de lutter contre la bureaucratie, que de tenir, en
attendant la révolution occidentale qui apporterait des millions d’ouvriers
instruits et acquis aux idées socialistes.
Cet
espoir dura de nombreuses années.
En
attendant, il fallait reconstruire. Lénine déclara : «Le communisme, c’est
les soviets plus l’électrification.» C’est à dire la technique la plus
développée et la démocratie la plus large.
Mais
la démocratie la plus large, cela signifie l’instruction du peuple et les
débats contradictoires. Cela prend du temps. Consulter des hommes sans leur
donner en même temps tous les éléments du débat, c’est aussi hypocrite que l’attitude
du professeur qui feindrait de demander l’opinion d’une classe d’enfants de
huit ans devant une équation du deuxième degré. Aussi hypocrite que les
gouvernants actuels de France qui feignent de consulter les électeurs sur les
problèmes de l’Europe, mais ne les autorisent pas à parler de leur travail ou
de leur salaire.
Pendant
plusieurs années la Révolution d’Octobre apporta un énorme message au monde.
Avec
des moyens misérables, le cinéma soviétique réalisa des chefs d’oeuvres :
«Le Cuirassé Potemkine», «Tchapaïev», «Les Marins de Cronstadt», etc...
Le
serment du soldat soviétique jurait de «lutter pour les ouvriers du monde
entier.» Les noms des navires de guerre honoraient les luttes des travailleurs,
comme le cuirassé «Commune de Paris›. Tout ouvrier occidental était
fraternellement invité à travailler en URSS.
Les
plus grands poètes et écrivains comme Maïakovsky et Bébel sont de cette époque.
Le
livre qu’il reste à écrire sur cette période, montrera qu’elle fut exactement l’inverse
de ce que Staline appellera plus tard «la victoire du socialisme».
Mais
le développement de l’esprit bureaucratique ne fut pas simplement le fait de d’anciens
employés tsaristes. Nombre d’ouvriers appelés à diriger des milliers de moujiks
illettrés dans de nouvelles usines prirent souvent l’esprit de contremaîtres d’autorité.
Se souciant de moins en moins de la révolution mondiale, ils eurent tendance à
penser que la révolution avait été faite pour eux seuls. De même que de
nombreux paysans héroïques pendant la guerre civile devinrent des koulaks
exploiteurs dans les années trente.
On
peut sans doute mieux comprendre cela en lisant certains ouvrages de Maupassant.
On y voit comment des paysans qui avaient bravement combattu sous la Révolution
et l’Empire eurent des fils propriétaires avares et mauvais à l’égard des
ouvriers agricoles.
Devant
cette situation, il n’y avait pas de remède miracle. Il fallait tout d’abord lutter
pour que le bureaucrate n’envahisse pas le parti. Il fallait lutter aussi pour
soutenir au maximum les chances de révolution dans les pays capitalistes.
Staline,
secrétaire à l’organisation, dont Lénine avait demandé le renvoi à cause de son
manque de culture et de sa brutalité, fut l’homme qui incarna, pas à pas, la
marche de la bureaucratie. Pas à pas, à travers les mensonges qui convenaient
aux nouveaux privilégiés.
Songeons
simplement que devant le tombeau de Lénine, il jura de veiller sur la troisième
Internationale «comme sur la prunelle de ses yeux». Ce tombeau, cet
embaumement, fut d’ailleurs une ignominie. La veuve de Lénine déclara :
«Ne faites pas de monument, Illitch méprisait tout cela. Si vous voulez l’honorer,
faites des hôpitaux et des écoles dont manque tant notre malheureux pays. Et
surtout, relisez dans la vie ses enseignements.»
Devant
les échecs à l’extérieur, Staline lança une formule curieuse : «Il est
possible de réaliser le socialisme dans un seul pays.» Les grands plans
quinquennaux furent lancés. L’URSS commença à s’industrialiser. Mais tout ceci
n’était pas plus du socialisme que la constitution de l’empire Krupp dans la
Ruhr.
Le
plus ignorant sait aujourd’hui que l’URSS n’évita pas les drames de l’accumulation
capitaliste dans le 19ème siècle avec son cortège de malheureux.
Chaque
usine, chaque canal, chaque voie ferrée repose sur les ossements de bagnards.
Staline nommait cela : «la construction du communisme».
Chacun
sait, ou doit savoir que pour les marxistes, le communisme est la société sans
classe. «Le gouvernement des hommes est remplacé par l’administration des
choses.» Tous les membres du Parti Bolchevik acceptèrent cette définition.
Lénine
avait déjà écrit que si les théories mathématiques gênaient les intérêts de
certaines gens, ces gens n’hésitaient pas à nier la valeur des théorèmes.
Dans
les années trente, une délégation de syndicalistes américains fut reçue par
Staline et demanda si l’établissement du socialisme puis du communisme pouvait
s’accommoder d’une puissante armée et d’une forte police. Staline répondit tranquillement :
«Oui, si le pays en question a un entourage hostile.»
Staline
était contraint de parler ainsi puisqu’il prétendait que l’URSS était devenue
une nation socialiste en marche vers le communisme. Si on lui avait demandé s’il
est possible qu’un angle droit ne compte que 85°, il aurait sans doute répondu :
«Oui, si l’angle supplémentaire compte 95°.»
Personne
dans le parti bolchevik ne s’était opposé aux plans quinquennaux. La divergence
portait sur les rythmes et surtout sur la subordination de la 3ème
Internationale à la politique nationaliste des dirigeants du Kremlin, c’est à
dire le sabotage des possibilités révolutionnaires au profit d’entente avec tel
ou tel gouvernement bourgeois.
Louis
Fischer, ardent stalinien, avoue ingénument dans son livre «Les soviets dans
les affaires mondiales» qu’en 1927 le parti communiste chinois fut sacrifié
afin d’éviter des tensions avec la Grande-Bretagne qui avait d’énormes intérêts
en Chine.
En
1932, dans le souci d’équilibrer les puissances française et anglaise,
considérées comme l’ennemi n°1, le Kremlin facilita l’arrivée d’Hitler au
pouvoir en désignant les socialistes allemands comme le principal adversaire et
en refusant le front unique avec eux.
Cette
politique se fit naturellement sur le dos des courageux militants communistes
qui furent les premiers à peupler les camps de concentration.
Trotsky,
qui protestait contre cette ligne catastrophique fut attaqué comme «agent de
Chamberlain» dans la presse stalinienne.
Très
vite le parti nazi, appuyé sur la plus puissante industrie d’Europe devint le
danger n°1.
Le
PC français fut instamment prié de renoncer à pourfendre les «sociaux-traîtres»,
mais en outre, à envisager l’alliance avec le parti radical compromis depuis
vingt ans dans tous les scandales de la bourgeoisie.
Cela
ne pouvait, bien sûr, se faire qu’avec le drapeau tricolore, la Marseillaise et
le slogan : «Il faut savoir terminer une grève.»
Trotsky
cessa d’être un agent de Chamberlain pour devenir, dans la presse stalinienne,
un agent d’Hitler.
On
se souvient que moins de trois ans après, Molotov pouvait dire devant le Soviet
Suprême éberlué : «Les notions d’agresseur et d’agressé ont changé de
contenu et reçu un contenu nouveau. L’Allemagne est devenue un pays agressé.»
Dans
une foule de plus de mille délégués, pas une voix ne s’éleva ! Qu’était devenu
le Soviet Suprême ?
Il
est vrai qu’entre temps, tout le comité central de Lénine avait été massacré.
Dans les camps de Sibérie, des centaines de milliers de bolcheviks étaient
allées rejoindre les koulaks.
Des
trotskistes ? Pas du tout. 90% de ceux-ci étaient déjà morts. Non, il s’agissait
de militants communistes qui avaient voté longtemps pour la ligne du camarade
Staline. Beaucoup avaient participé à ce qu’on appela, en 1934, «Le congrès de
vainqueurs» parce que toutes les oppositions avaient été détruites. Quatre ans
après, 80% des délégués «vainqueurs» étaient morts ou déportés. Mais le
«camarade» était devenu le «chef aimé du prolétariat mondial».
Une
nouvelle couche d’exploiteurs avait grandi. Cette couche sociale vivait sur l’économie
planifiée.
Cette
couche n’avait aucune légitimité en ce sens que la constitution soviétique
stipulait toujours que les mines, les usines, etc, étaient le bien du peuple
tout entier.
Pour
couvrir ses rapines cette nouvelle couche avait besoin d’élever un nouveau
tsar, offert à l’adoration du peuple; un homme qui ne saurait jamais être
contesté.
Staline
fut l’homme qui correspondait aux besoins de cette couche sociale et qui
accepta sans gène que la fabrication de ses statues devienne une industrie
nationale.
Il
est vrai que Dieu n’est jamais Dieu que pour les humbles fidèles. Dans son
entourage direct ses plus proches collaborateurs savent à quoi s’en tenir et
jugent sévèrement sa politique. C’est pourquoi Dieu doit abattre très vite
celui qui monte trop haut. C’est pourquoi moururent d’une balle dans la nuque
les plus célèbres maréchaux de l’Armée Rouge. C’est pourquoi, en moins de
quatre ans, périrent les grands chefs du Guépéou : Yagoda fusillé, Yéjov
fusillé, puis Beria qui ne survécut pas longtemps à la mort de Staline.
En
1940, en pleine période d’amitié avec Hitler, Staline pouvait difficilement
traiter Trotsky d’hitlérien, mais il pouvait le faire assassiner. C’est ce qui
produisit le 18 août.
Peu
avant son assassinat par un agent du Guépéou, Trotsky polémiqua longuement
contre des militants qui déclaraient : «Il existe une nouvelle classe
dirigeante en URSS qui est devenue un état impérialiste.» Cela sous-entendait
qu’entre socialisme et capitalisme il y a place pour une nouvelle forme durable
de société.
Trotsky
soutenait que la bureaucratie était une couche de profiteurs vivant sur les
acquis de la révolution d’Octobre.
Où
est l’intérêt d’un débat sur «classe» ou «couche» ?
Pour
l’historien, une classe sociale amène une nouvelle forme de production, une
nouvelle philosophie. On l’a vu avec la bourgeoisie. La bureaucratie russe n’amenait
rien de semblable. Tout en les trahissant, tout en les corrompant, elle
prétendait s’appuyer sur le marxisme et sur les leçons de Lénine.
Une
nouvelle classe amène aussi une nouvelle constitution qui consacre son pouvoir
et ses rapports de force face au prolétariat. Rien de semblable n’existait en
URSS.
Parler
de nouvelle classe empêchait de comprendre les nombreuses purges en URSS. Trotsky
souligna qu’au sein de la bureaucratie on pouvait déjà distinguer deux courants
principaux. D’abord ceux qui aspiraient à devenir la nouvelle classe et
consacrer par la loi les privilèges dont ils jouissaient; privilèges qu’ils
pouvaient perdre à tout moment. Ceux là aspiraient à devenir les nouveaux
capitalistes et à transmettre à leur progéniture les mines, les usines, etc...
L’autre
courant de la bureaucratie estimait qu’une telle situation les aurait rejetés
dans les rangs des salariés et s’opposait donc aux premiers.
Staline,
attaché à l’économie planifiée qui avait fait de lui le «père des peuples»
devait, à intervalles réguliers, taper sur la tête de tous ceux qui menaçaient
l’équilibre. De nouveaux venus grossissaient le camp des aspirants à la
propriété privée et, en même temps le camp des mécontents. Ceci fut exprimé
dans le fameux rapport de Kroutchev, à la mort du dictateur.
La
guerre mondiale étouffa pour un temps le courant pro capitaliste car, sans l’économie
planifiée, l’URSS aurait sûrement succombé face à l’industrie allemande,
française, belge, etc...
Mais,
par la suite, le courant pro capitaliste ne cessa de marquer des points face au
silence et à la résignation d’une nouvelle classe ouvrière qui ne savait rien
des luttes prolétariennes de jadis et avait, de plus, tendance à classer toutes
les restrictions sous le vocable «communisme».
Aujourd’hui,
les militants qui avaient parlé d’une nouvelle classe installée en URSS sont
devenus muets. Il est en effet bien évident que le groupe Eltsine ne veut rien
d’autre que de constituer une classe bourgeoise à la mode de l’Occident et le
retour au capitalisme appelé pudiquement «les lois du marché».
D’autres
militants sont muets. Ceux qui soutenaient que la classe ouvrière détenait le
pouvoir en URSS. Un puissant pays a-t-il envahi l’Union Soviétique pour imposer
le système capitaliste ? Non ! Le conflit s’est déroulé et continue à
se dérouler entre gens qui furent des privilégiés sous Staline puis sous
Brejnev.
Le
monde occidental marque des points en aidant naturellement ceux qui soutiennent
«les lois du marché».
Quelle
différence y a-t-il entre la Russie de 1914 et celle d’aujourd’hui ? D’abord,
une très puissante industrie, même si, pour les besoins de la cause, l’Occident
cherche à la dénigrer. Mais les USA ne s’y trompent pas.
Qui
dit puissante industrie, dit forte classe ouvrière, même si les ouvriers les
plus qualifiés sont dans les usines d’armement. Pour le moment les mineurs font
grève rien que pour obtenir du savon. Demain, cette classe ouvrière mettra
nécessairement les poings sur la table.
Certains
diront que cette puissante industrie c’est tout de même le bilan de Staline.
Mais nous devons comparer le poids de ces efforts et celui d’une politique
étrangère qui, suite à l’amitié avec Hitler, aboutit pendant la guerre mondiale
à transformer toute la Russie d’Europe en un champ de ruines.
Et
puis, avons nous à remercier Pierre le Grand, sous prétexte qu’en construisant Petrograd
à coup de knout, il favorisa la naissance des marins de Cronstadt ?
Nous
ne sommes pas avec les pharaons mais avec les innombrables ouvriers qui
périrent en construisant les pyramides.
Nous
sommes avec Liebknecht, Luxemburg, Lénine, Trotsky et les millions de militants
qui luttèrent pour l’émancipation des travailleurs. Demain les ouvriers russes
bâtiront un parti vraiment socialiste. Mais ce n’est pas le travail des seuls Russes.