Willy
Quand je vous aurai raconté l’histoire de Willy je suis presque sûr que
vous ne pourrez plus le détester.
Il était en chômage depuis cinq ans. Sa femme aussi. Et ils avaient
deux enfants.
En même temps que lui, cinq à six millions de personnes ne cherchaient
même plus de boulot. C’était un grand désespoir.
Willy aurait voulu une explication. La crise économique mondiale ?
C’était vague, difficile à comprendre. Willy n’était qu’un homme ordinaire. Pas
un génie.
S’il y avait eu dans le pays trois ou quatre millions d’Arabes ou de
Polonais, Willy aurait, tout de suite, trouvé l’explication de sa misère. Mais
il n’y avait pas le moindre Arabe à se mettre sous la dent. Qui donc mangeait
son pain et l’argent des allocations ?
Il y avait bien le traité de Versailles, mais Willy se foutait un peu
des rancoeurs des sous-officiers en retraite.
Les Juifs ? Willy n’en connaissait pas un.
Les gars qui avaient du travail ? Willy n’aurait pas été loin de
les détester. Presque tous ces gars votaient socialistes. Il y avait d’ailleurs
eu un gouvernement qui s’appelait «socialiste» et qui n’avait rien réglé du
chômage. Il y avait même eu des flics socialistes qui n’avaient jamais tué que
des chômeurs.
Il y avait aussi un parti communiste, mais il s’attaquait de plus en
plus au traité de Versailles et devenait patriote.
Tout le monde poussait Willy à se réconcilier avec la patrie.
Pourtant, il n’y a pas si longtemps, il s’était énervé quand un homme
bien habillé, sortant d’une auto élégante, lui avait dit: «Nous sommes tous un
même peuple». Il lui avait crié : «C’est pas vrai !»
Mais voici que de la droite à la gauche, on lui répétait le même
slogan. Ça devenait séduisant. Il ne lui restait plus qu’un adversaire, le
fameux traité de Versailles. Et qui avait signé ce traité ? Les chefs socialistes,
sans doute, et peut-être même les Juifs.
Un nouveau parti grandissait vite. Il était en même temps socialiste,
et national. Il réconciliait Willy avec la formule qu’il avait détesté car il
avait l’art d’employer un langage populaire : « Si tu ne veux pas être mon
frère, je te casserais la gueule.»
Il faisait comprendre à mi-mots que demain, le plus pauvre des
Allemands aurait un domestique polonais et pourrait boire du vin français.
Au fond de l’âme de Willy, un petit diable sommeillait et lui disait
parfois que la misère est plus supportable si on peut emmerder quelqu’un
au-dessous de vous.
Ce parti soulignait que le pays était très fort et ne se contenterait
pas, demain, de rabâcher ce que ces cons d’Italiens clamaient depuis dix
ans : « A qui
Willy vota donc pour ce parti qui avait toutes les chances de réaliser
le socialisme, vu que, par miracle, les juges, les flics et les militaires ne
lui étaient pas hostiles.
Les communistes affirmaient que les capitalistes n’étaient pas non plus
hostiles à ce parti.
Willy songea un instant que quelqu’un avait dû payer sa chemise brune
et ses belles bottes. Mais, au fond, ça tombait bien car il n’avait plus rien à
se mettre sur le dos et ses vieilles godasses faisaient de l’eau.
Willy avait oublié un léger détail. Il se figurait que s’il était
mécontent, il pourrait voter plus tard pour un autre parti. Il n’y eut pas de
nouvelles élections.
Willy qui clamait avec d’autres : «La révolution nationale est
faite, il faut maintenant faire la sociale !», n’eut pas le plaisir de
goûter le vin de France car il périt en 1934 d’une balle dans la tête au cours
de ce qu’on appela : «La nuit des Longs Couteaux.»
André Calvès