Pour Yves Bodénès
Devant le type qui meurt à la guerre, et d’une mort sale, ouvert en deux par un obus, ou torturé dans une prison, ou pendu, ou guillotiné, on se demande si ça valait la peine ;
Je ne parle pas des arguments sur la justesse de la cause défendue, ni des raisons de lutter. Mais devant un type qui a beaucoup souffert, qui est mort, qui ne connaîtra jamais la victoire, on se demande s’il n’y avait pas une autre solution. « Mort, où est ta victoire ? »
Chacun a eu, et aura l’occasion de se poser la question. Chacun aura envie de fuir ou de se renier, et c’est au moment où cette envie viendra qu’il se posera la question.
Je me la suis posé. Je me suis parfois demandé comment et pourquoi j’étais arrivé à une situation bien gênante. J’ai pu avoir tendance à me lancer des petits reproches flatteurs « tu es bien con… »
Et puis, je me suis répondu « tu ne pouvais faire autrement, c’est ta seule façon d’être heureux. Etant donné la manière dont tu te représentes les choses, tu étais obligé de passer par-là. Et pouvais-tu voir les choses autrement ? »
Je me suis aussi posé la question quand Robert Cruau et Yves Bodénès ont été tués, quand Guy Dramard a été tué. Car leur façon de voir les choses, ils me la devaient un petit peu, et plusieurs autres qui sont morts me la devaient encore plus, cette façon de voir les choses. Mon fils me la devra peut-être d’avantage encore. Mais toutes les explications ne fabriquent pas les situations. Yves écrivait « je suis l’élément conscient d’un processus inconscient ».
L’occupation allemande a tué un plus grand pourcentage de résistants que de gens qui ne faisaient rien. Au début seulement d’ailleurs, car quand on regarde plus loin, on s’aperçoit qu’il y a proportionnellement plus de survivants dans les égouts de Varsovie que dans les poussifs wagons de marchandises qui emmenaient à Dachau et ailleurs une écrasante proportion de gens qui ne faisaient rien.
Et puis, si je pense très fortement à Yves Bodénès, tué à Dora, je n’ai pas « pitié » de lui parce qu’il a mené sa vie jusqu’à sa mort. Je pense avec beaucoup de pitié à l’épouvantable mort du gars qui ne s’occupait de rien et qui fut raflé à la sortie d’un cinéma. Il y a de ces situations qui ne sont pas sorties de notre tête, que nous subissons, et contre lesquelles nous devons fatalement physiquement réagir sous peine de nous atrophier physiquement et cérébralement. Pour réagir le mieux possible, nous devons les penser, ces situations. Penser, c’est commencer à faire quelque chose.
Il y a ceux qui craignent que le moindre mouvement du cerveau, ou des bras, aille déclencher ou accélérer le cataclysme, et qui crient « ne bougez pas ! La seule façon d’être heureux est de mettre la tête dans le sable. ». C’est leur façon à eux d’être heureux.
Je n’oppose pas d’ailleurs des « intellectuels » à des « incultes », car dans les mêmes circonstances des « intellectuels » mettent la tête dans le sable tandis que des « incultes » sentent qu’ils ne peuvent plus être heureux, complets, en continuant à subir.
Nous constatons que nous sommes des animaux sociables, très sociables. Une masse d’hommes commence à se plaindre par les cris de quelques-uns uns, elle commence à bouger par les actions de certains. Je ne dis pas « grâce à » ; je dis : parce que telle masse est dans une situation intolérable, tels membres de cette masse commencent à bouger. Bien sûr, ceux la patissent souvent avant les autres…, seulement avant les autres, mais il n’y a pas d’autre solution pour eux. C’est la traduction dans les faits de ce qu’ils ont compris et senti les premiers. Si vous voulez les sauver, vous leur enlevez quelque chose, vous faites reculer leur tête en faisant reculer leur corps. Vous retardez un mouvement général sans en détruire les causes.
Vous appelez bonheur, l’immobilisme. Vous ne parlez ainsi que par lassitude. C’est très humain, la lassitude. Reposez-vous, mais ne faites pas une théorie éternelle de ce qui est seulement votre fatigue momentanée, ou votre age tout à fait particulier.
Le 16 octobre 1953